Thierry Soave
Tonino Lamborghini : « il y avait bien plus de technologie dans un tracteur que dans une Ferrari »

Ferruccio Lamborghini nous a quittés il y a plus de vingt ans. Son fils est sa mémoire et il nous livre en exclusivité pour Car Life sa vision de la marque. Et surtout, le détail des anecdotes qui ont fini par faire l’histoire.

Finalement, les anecdotes qui font l’histoire, c’est très souvent la règle. Dans le cas qui nous intéresse aujourd’hui, il s’agit même d’un cas d’école. La légende veut que la marque Automobili Lamborghini soit née en 1962, non pas des fruits d’une longue réflexion d’un groupe d’investisseur. Ou, le marketing n’existant pas vraiment à cette époque, d’un savante étude de marché, mais tout simplement de l’altercation entre deux personnalités fortes et fières : Enzo Ferrari –ci-devant fabricant de voitures de sport déjà mondialement célèbre, du fait de l’exposition médiatique de la Formule 1 et surtout des courses d’endurance type 24 Heures du Mans- et Ferruccio Lamborghini, inconnu du monde de l’automobile, mais très gros industriel ayant fait fortune après-guerre dans le construction de tracteurs. Et, après entretien avec le témoin privilégié de ce petit événement, la légende correspond bien à la réalité. Aujourd’hui, à 68 ans, Tonino Lamborghini règne sur un autre type d’empire. Héritier naturel du nom, mais pas de la marque automobile éponyme, cédée par la famille entre 1972 et 1974, puis devenue propriété du géant Volkswagen depuis 1998, il a constitué un groupe spécialisé dans les produits de luxe, portant tous la griffe Tonino Lamborghini : montres, lunettes de soleil, sportwear, smartphones, mais aussi, hôtels cinq étoiles un peu partout dans le monde, restaurants, cafés, etc. (voir p.40). Le plus savoureux, Tonino produit également des voitures… mais sans permis, ainsi que des voiturettes de golf, aucune des deux n’ayant le droit de s’appeler Lamborghini, contrat oblige.

Votre marque Tonino Lamborghini est connue dans le monde entier et pourtant, vous n’êtes plus propriétaires du constructeur de voitures depuis longtemps.

Tonino Lamborghini : Oui, notre activité actuelle est plus multiple. D’une façon générale, le métier du groupe est d’être présent dans tous les marchés du luxe, à l’exception de l’automobile ! Nous faisons des montres, des lunettes, des accessoires, des bijoux, du cuir, etc. Et également des boissons, alcoolisées ou non, du café, des grands vins… Mais j’ai tout de même une activité dans les véhicules puisque nous produisons des voitures sans permis pour les centres urbains qui s’appellent « Town Life », « Vive la ville » en français, ce qui est plus joli d’ailleurs.

Vous n’êtes pas distribués en France ?

Non, nous n’avons jamais trouvé le moyen de nous implanter en France, ce qui est dommage, car en toute objectivité, je trouve notre style très réussi. Nos concurrentes comme la Ligier sont également jolies, mais je trouve qu’elles ont un design un peu japonais. La nôtre est très italienne.

Mon père s’est senti vraiment offensé par ce Monsieur Ferrari qu’il considérait comme un collègue

Votre nom est l’un des plus fameux de l’industrie automobile. Pour vendre des produits de luxe, c’est une grande force ?

Par chance, ou par malchance, le business de l’automobile n’est plus dans la famille car nous l’avons vendu il y a bien longtemps. Mais comme je dis toujours, vous vendez le château, le titre familial reste, il survit à tout.

Quels sont vos rapports aujourd’hui avec le groupe Volkswagen ?

A vrai dire, je n’ai pas de très bons rapports avec eux. Le directeur de la division Lamborghini veut tout décider seul. Je crois qu’il veut devenir roi ! Il ne reconnait pas l’histoire de la marque et ne nous a jamais consultés. Heureusement, avec l’arrivée de Stefano Domenicali, les choses ont déjà très bien évolué, avec de bonnes intentions de dialogue et de collaboration. Je suis très heureux de ce changement.

Tonino, avec son père Ferruccio, dans les années 70.

Vous auriez préféré que Lamborghini reste une marque italienne, comme Maserati qui a été rachetée par Ferrari par exemple ?

C’est difficile à dire, Personnellement, je trouve qu’une maison comme Audi est parfaitement adaptée pour développer une marque comme Lamborghini. Si le nouveau propriétaire avait été Ferrari, qui a toujours été nos grands concurrents, nous aurions perdu de la compétitivité, c’est certain. C’est très bien que le propriétaire soit une prospère entreprise allemande qui donne de grands moyens que l’entreprise n’avait jamais eu. Je vous répète, la seule chose qui me déplait, c’est qu’il n’y a jamais eu la possibilité d’un dialogue avec la direction.

Pouvez-vous raconter la véritable histoire de la fameuse altercation entre votre père et Enzo Ferrari ?

L’histoire vraie et je ne l’ai jamais beaucoup racontée. Au début des années soixante, mon père était propriétaire de deux 250 GT. Avec des amis, eux aussi propriétaires de voitures de sport, ils faisaient la course deux fois par semaine sur l’autoroute Bologne-Florence. Juste pour le plaisir, et le dernier arrivé payait le café. Mais les Ferrari étaient des voitures qui rencontraient de nombreux problèmes et celles de mon père tombaient régulièrement en panne, notamment au niveau de l’embrayage. Alors, il demanda à ses ingénieurs de se pencher particulièrement sur cet organe mécanique. Ils trouvèrent une solution en adoptant la même technologique que sur les tracteurs de notre marque. Et à partir de ce moment-là, plus de problème d’embrayage ! Alors, tout naturellement, mon père est allé voir Enzo Ferrari, d’abord pour lui signifier qu’il était mécontent de la fiabilité de ces voitures et également pour lui conseiller d’adopter une nouvelle façon de monter les embrayages en lui expliquant comment faire. Et c’est là qu’Enzo Ferrari lui répondit : « toi, ton problème, c’est que tu ne sais pas conduire une Ferrari. Au maximum, tu es capable de conduire un tracteur ».

Le prototype Marzal, en démonstration au Grand Prix de Monaco 1967, avec Rainier (au volant) et Grace Kelly comme ambassadeurs de circonstances.

Que lui a-t-il répondu ?

Déjà, il faut bien comprendre le contexte. Dans les années soixante, il y avait peu de personnes qui avaient deux Ferrari qui étaient déjà des voitures très couteuses. Donc mon père était un gros client. Et surtout, Ferrari était une toute petite entreprise qui faisait 250 voitures par an alors que celle de mon père produisait 52 tracteurs par jour ! Vous vous rendez compte, qui pouvait se permettre de parler ainsi à l’autre ? L’un faisait des voitures de sport, mais qui n’était que des produits de loisirs, quand l’autre faisait la Rolls Royce des tracteurs. Le tracteur est un outil de travail, qui ne doit pas tomber en panne et dans lequel il y avait bien plus de technologie que dans une Ferrari. Alors, mon père lui a répondu : « je suis beaucoup plus puissant que toi et toi tu me parles de cette façon ? Je vais te faire voir. » Mon père est rentré à la maison le soir, rouge de colère, et durant le dîner, il dit à ma mère : « ce Ferrari, il me casse les pieds ». Puis, il se passe deux ou trois jours et il dit à Carpengianni, son collaborateur le plus proche : « trouvez-moi les meilleurs techniciens qui existent sur la place. » Et il identifie les deux ou trois meilleurs ingénieurs, parmi eux Dallara et Bizzarini, et voilà commence l’aventure.

Contrairement aux autres marques, Lamborghini fabriquait toutes les pièces de ses voitures, les freins, les embrayages, tout !

On comprend la vexation de votre père, mais la réaction d’un client « normal » aurait été d’aller acheter une voiture d’une autre marque, pas de devenir du jour au lendemain constructeur automobile !

Oui, mais c’était un acte d’amour-propre. Et à vrai dire, il ne trouvait pas la voiture idéale non plus dans les autres marques. Il avait déjà eu deux Maserati 350 GT, mais elle tenait très mal la route, il risquait sa vie à chaque virage. L’Aston Martin, il la trouvait trop anglaise ! En fait, il cherchait toutes les raisons pour devenir compétiteur de toutes ces plus grandes marques de l’automobile.

Pensez-vous vraiment que s’il n’y avait pas eu cet épisode, votre père n’aurait jamais créé Automobili Lamborghini ?

Non, ça je ne peux pas le dire, parce que le désir, il l’avait depuis longtemps, simplement, c’est l’altercation qui a été le déclencheur. Encore une fois, cet épisode a été déterminant parce qu’il s’est vraiment senti offensé. Sa démarche était de donner un conseil technique à ce qu’il pensait être un de ses collègues.

Que pensait votre mère à ce moment-là ?

Bonne question, car c’était ma mère qui tenait le coffre-fort de la famille ! Quand mon père lui a parlé du projet, elle était évidemment très inquiète et lui a dit : « tu as déjà les tracteurs, les brûleurs, tout va bien, nous gagnons beaucoup d’argent, nous employons des centaines de personnes, quel besoin de créer encore une entreprise et de dépenser de tels fortunes ? » Mais mon père avait une idée bien précise du financement de l’activité automobile. Jusque-là, l’entreprise de tracteurs dépensait un milliard de lires pour la publicité. Il a décidé de consacrer ce budget à l’activité automobile, en considérant que la notoriété de ses voitures apporterait bien plus que cette somme à la marque Lamborghini et ce au niveau mondial, alors que sa publicité était essentiellement locale. Il a inventé un nouveau type de communication, et il a réussi.

Inauguré en 2001, le musée Lamborghini installé à Sant’Agata, célèbre l’œuvre du maître à travers tous les modèles portant sa griffe, notamment ici le premier prototype 350 GTV.

Il y a eu une incroyable génération de jeunes génies qui ont travaillé pour vous à cette époque : Dallara, Bertone, Bizzarini, Gandini…

L’industrie en Emilie-Romagne était très forte au début du siècle dernier et je pense que c’était dû essentiellement à l’extrême qualité de nos grandes écoles de mécanique. Ces jeunes en étaient issus. La force de ces gens-là, c’est qu’ils étaient en grande compétition entre eux et qu’ils collaboraient. Imaginez que notre première voiture a été conçue en neuf mois ! Et surtout, peu de gens savent que Lamborghini fabriquait absolument toutes ses pièces. Nos concurrents se fournissaient chez Girling pour les freins, chez ZF pour les boîtes de vitesse, etc. Chez nous, tout était made in Lamborghini.

Nous sortions une nouvelle voiture tous les 18 mois !

On sait que votre père et Enzo Ferrari ne se sont plus adressé la parole. Est-ce que leurs deux fils, eux, se parlent ? Avez-vous des contacts avec Piero-Lardi Ferrari ?

Je le connais un peu, mais nous ne nous voyons pas trop. Mais nos rapports sont très cordiaux.  Il y a quelque temps, il nous a acheté une voiturette pour l’un de ses fils. Lamborghini a fini par vendre une voiture à Ferrari !

Votre père s’est retiré très jeune. L’automobile ne lui manquait pas ?

Il était très déçu de l’évolution sociale du pays. Puis, il s’est retiré dans sa ferme agricole et a produit un vin de grande qualité. Son principe était, chaque nouvelle journée est le premier jour d’une nouvelle vie. Non, il n’avait pas de nostalgie. Il était très serein. Et il ne faut pas oublier que tous les autres marque étaient en grandes difficultés et qu’il i a vendu pour une forte somme d’argent.

Comment avez-vous vécu cette période ? Vous étiez l’héritier.

Je l’ai bien vécu, j’ai respecté sa décision. Moi aussi j’ai compris que ce n’était plus le moment de rester dans le monde de l’auto, parce qu’il était en grande difficulté. En Italie comme en France, si vous aviez une trop belle voiture, vous subissiez les critiques très fortes. Plus, bien sûr, les problèmes de contestation sociale qui ont ruiné le pays en quelques années. Vous savez, les syndicats italiens sont les plus stupides du monde.

Activité peu connue, Lamborghini est aussi une marque d’hôtels de luxe.

Pourquoi votre père n’a-t-il jamais voulu engager la marque en compétition ?

Pour deux raisons. Il considérait la compétition comme trop aléatoire, trop risqué en termes d’efficacité : une fois tu gagnes, une fois tu perds. Et surtout, il ne voulait pas que je me lance dans la course automobile, il était terrorisé par cette idée.

Que pensez-vous des Lamborghini actuelles ?

Ce sont de très belles voitures, de grand prestige, avec un design inventif qui correspond parfaitement aux gènes de la marque. Audi investit énormément d’argent dans la recherche. A une autre échelle, mon père investissait également beaucoup. Il faut se souvenir que nous sortions un nouveau modèle tous les 18 mois !

Vous êtes-vous même un collectionneur de Lamborghini ?

Bien sûr, je les ai toutes. Les voitures de route et surtout tous les prototypes construits à l’unité. Il ne m’en manque qu’un, la Marzal qui a été faite pour Grace Kelly, c’est un autre collectionneur qui en est propriétaire.

En quoi roulez-vous tous les jours, en Audi ?

Ma fille roule en Audi, moi en Jaguar, depuis vingt-cinq ans. C’est mon vêtement, c’est comme ça. Maintenant, je vous laisse et je vous donne rendez-vous chez nous le 28 avril, pour le centenaire.



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