Paul Belmondo
Patrick Mathieu : « une voiture de luxe, ça se fait avec ses tripes »

Il est l’un des gourous que les grands patrons s’arrachent. Discret, peu connu du grand public, Patrick Mathieu, expert en profil identitaire des marques, auteur du livre-référence L’imaginaire du luxe, nous livre ses réflexions fascinantes sur l’automobile haut de gamme. Industriels, publicitaires, experts en marketing ou tout simplement passionnés de belles voitures, cette interview est faite pour vous.

Dans votre livre, vous risquez une définition du luxe assez inattendue.

La différence entre les grandes marques de luxe et les autres, c’est que les premières permettent de traiter des questions qui touchent à l’existentiel. Par définition, des questions qui ont une utilité assez faible, mais qui concernent des aspects de la vie très essentiels. « Quelle est ma place dans le monde ? Est-ce que je peux oser faire des choses que je n’osais pas avant ? Est-ce que je peux accéder à une partie complexe de moi-même ? » Etc. Et il y a des questions qui sont encore moins « pratiques », qui sont celles qui touchent de la vie et de la mort. « Est-ce que je peux me survivre ? Est-ce que je peux ne pas vieillir ? Vivre plusieurs vies dans la même vie ? » Nous avons constaté que les seules marques qui touchent à ces questions sont les marques de luxe. La condition, c’est que le luxe traite fondamentalement de questions immatérielles, à travers des objets matériels.

Grâce au marketing, ou aux qualités objectives du produit, ou à son histoire ?

Je suis totalement opposé au marketing souverain. Je pense même que le luxe est en danger de marketing. Plus jeune, j’ai  beaucoup travaillé pour Yves-Saint-Laurent. Un jour, Pierre Bergé m’a pris par le bras et m’a dit : « Patrick, n’oubliez jamais : 1 la création, 2 le marketing ». Ca n’a l’air de rien, mais exprimer les choses dans cet ordre, ça change absolument tout. Il a 100% raison.

Plus jeune, j’ai  beaucoup travaillé pour Yves-Saint-Laurent. Un jour, Pierre Bergé m’a dit : « Patrick, n’oubliez jamais : 1 la création, 2 le marketing ». Exprimer les choses dans cet ordre (et non pas l’inverse), ça change absolument tout.

Mais entre une Mini et une Clio par exemple, n’est-ce pas uniquement le marketing qui autorise l’une à être 20% plus chère que l’autre, alors que leurs prestations sont assez équivalentes ?

On en revient à la notion d’immatériel. Renault a fait des Clio prétendument de luxe, les Baccara, un produit de grande série avec un traitement un peu haut de gamme. Nous voici typiquement dans le cas de figure : 1 le marketing, 2 le produit. La Mini, c’est un modèle à part entière, un revival, une des rares voitures qui a un design devenu intemporel. Il n’y en a peut-être qu’une dizaine dans l’histoire de l’automobile, des modèles dont on ne peut plus changer la forme. Il y a un esprit Mini, un mode de vie des sixties, une promesse d’usage liée à la conception de la voiture. Ce sont tous ces éléments, concrets ou non, qui créent cette valeur immatérielle sans laquelle un produit ne peut être qualifié de luxe. Cette voiture ne vieillit plus, donc elle échappe au monde matériel. Plus la valeur immatérielle est grande, plus le produit est cher. Renault n’a pas dans sa gamme une auto pour faire ça.

BMW ne l’avait pas non plus, ils l’ont donc rachetée.

Oui, avec l’intelligence de ne pas dénaturer l’esprit Mini. Avec la Twingo III, Renault aurait peut-être pu recréer le style Twingo 1, mais ils ont préféré faire une copie de la Fiat 500 moderne. On peut retrouver ce principe dans toutes les industries. Apple est une marque qui produit beaucoup d’immatériel parce qu’elle fait une promesse au niveau de la personne. Samsung beaucoup moins, et Dell pas du tout. Eux ont une promesse au niveau de l’objet. C’était le choix de Steve Jobs, qui était un grand créateur et qui a imaginé des objets technologiques à valeur humaniste, au premier sens du terme. Avant lui, les ordinateurs, ce n’était pas vraiment humaniste. Est-ce qu’on peut donner le nom d’une personne qui a amené de l’esprit chez Renault ou chez Peugeot au cours des trente dernières années ? On parle d’un créateur. Un créateur, c’est quelqu’un qui se confronte à lui-même, qui croit en ce qu’il fait et en ce qu’il fabrique. Steve Jobs l’a fait. Ca ne veut pas dire que c’est du luxe, mais ça veut dire au moins qu’il y a de la valeur immatérielle. Celle qui permet à une entreprise de gagner plus d’argent qu’une autre à produit techniquement  équivalent, comme dans votre exemple de la Mini face à la Clio.

Il n’y a donc pas de Steve Jobs de l’automobile ?

Ce pourrait être Elon Musk avec Tesla. Oui, ce serait le plus proche. Il a fait un choix dans lequel il s’est dit : « voilà, moi je crois en quelque chose dans la société, il faut arrêter de rouler avec les voitures d’avant. » Il n’en vend pas tant que ça, mais il a été accepté assez vite. On a envie de gens qui arrivent dans l’automobile avec une approche sociétale, plutôt qu’avec la monomanie automobile. Parce que la monomanie est déjà très bien traitée : la voiture qui fait toujours mieux que les autres, c’est Ferrari, celle qui est toujours plus luxueuse, c’est Rolls, etc. Ces marques suivent très bien leur chemin. La question est de savoir où sont les nouveaux chemins qui peuvent produire du luxe. Tesla en est un. Il y en aura d’autres.

Le luxe traite fondamentalement de questions immatérielles, à travers des objets matériels.

Nous l’avons dit, le segment premium est devenu central dans la stratégie des marques, à la fois pour satisfaire l’accroissement de la demande et parce que les marges y sont plus importantes. Y-a-t-il une seule voie dans la luxe ?

Pas du tout. Je vois même six définitions différentes dans l’univers automobile, que je pourrais décrire à partir de six marques. Il y a la plus évidente, Rolls Royce, le luxe d’art de vivre. La Rolls, c’est le luxe des rois pour des gens qui ne sont pas des rois. Après, il y a le luxe autour du dépassement de soi. Là, c’est vraiment Ferrari, et peut-être Porsche qui n’est pas très loin. Ce qui fait rêver l’amateur de Ferrari, ce ne sont pas tant les victoires en compétition elles-mêmes, car on ne peut pas s’identifier à la voiture de course qui n’existe quand dans un autre monde. Non, c’est le dépassement de soi, la philosophie d’Enzo Ferrari. Il faut toujours qu’il y ait un questionnement porté par un créateur. Ferrari, c’est d’abord une personne et son histoire : il voulait être le meilleur, il a gagné uniquement avec ses convictions. La Ferrari, c’est la voiture qui incarne le dépassement de soi avec laquelle on peut rouler en ville. Indépendamment de l’aspect financier, ce n’est plus le domaine du rêve, au contraire de la voiture de course, qu’on ne s’appropriera jamais.

Lamborghini n’a jamais fait de compétition et fait rêver aussi.

J’y viens. C’est même mon quatrième exemple. Je renvoie toujours à la même chose : il doit y avoir des gens derrière les marques. Ferruccio Lamborghini, c’était quand même quelqu’un d’assez spécial. Même ses tracteurs étaient spéciaux. En tant qu’industriel, il avait déjà pris une voie transverse : ses tracteurs, ce n’était pas des John Deere. Il avait l’ambition de faire des choses extraordinaires, il avait une certaine idée de la force et de la puissance, avec les taureaux. Faire une voiture était la suite de ça. Il y a chez Lamborghini une histoire de l’impossible qui devient possible. Et jamais de compétition, ce n’est pas son truc. Lamborghini, c’est une marque d’un luxe un peu fictif, un peu fantaisiste. Une Countach ou une Aventador maintenant, pourrait être une voiture pour enfant, un peu Transfomers, un peu PlayStation. Mais qui existe en vrai.

En France, après la guerre, les ingénieurs de talent ont été détournés de l’automobile, notamment vers le nucléaire.

Ensuite, je citerai Maserati, qui est un luxe plus intégratif. Presque royal. Pas royal à l’ancienne façon reine d’Angleterre, mais tout aussi somptueux. Un subtil mélange de sportivité, presque du niveau de Ferrari, et de prestance. Mais là aussi, il y a une longue histoire d’hommes derrière.

Dans un tout autre registre, et c’est peut-être plus surprenant, car suspect de « marketing », les Mercedes AMG. Un luxe que je qualifierai d’authentique, avec une vraie ambition technique : on prend une voiture existante et on va au bout de ce qu’on peut faire avec. Une sorte d’extrême dans la vérité.

Enfin, pour moi, il y a un luxe à la Range Rover. Je trouve que c’est une voiture qui se positionne en dehors de tous les codes, qui est ailleurs. C’est un 4×4, physiquement l’expérience est étonnante, on est en hauteur : « le monde est à moi, c’est moi qui fait mon chemin, je m’en fous des routes, c’est le luxe de la liberté ultime. »

Evidemment, aucune marque française dans votre liste. Nous sommes tout de même face à une anomalie assez remarquable. La France, pays leader sur tous les marchés du luxe (mode, aviation privée, gastronomie, vins, bijouterie…) est absolument nulle part dans le domaine de l’automobile haut de gamme.

C’est vrai que c’est une anomalie. Donc, les causes ne doivent pas être simples. Déjà, il faudrait comprendre pourquoi la France est le pays du luxe par ailleurs. Je pense qu’il y quelque chose qui vient de l’ancien régime : au moment où l’on a fait la révolution, tout ce qui appartenait à la chose publique a été repris par l’état républicain. Mais conserver le faste de la cour, ce n’était pas possible. Il a fallu recycler de manière discrète. Ce qui explique que la forme du faste a été privatisée ou cachée dans les ministères. Et une entreprise comme LVMH, pour ne donner qu’un exemple, en est typiquement l’héritière ; Bernard Arnault c’est la partie de Louis XIV. Si on regarde une marque comme Dior, à l’époque de Galliano, c’était vraiment la cour de Versailles. Il y avait du théâtre, il y avait même des perruques. Donc, on peut penser que cet aspect du faste subsiste. En France, le luxe doit être voyant, mais, c’est là tout le paradoxe, rester caché. Où voit-on des gens habillés en robe de couture Chanel ? Dans les magazines et dans des soirées qui ne sont pas tout à fait dans le vrai monde, jamais dans des endroits publics. L’automobile, elle, on ne peut pas la cacher, elle est dans la rue. Une voiture de luxe française, ce serait une provocation. Donc, on les voit plutôt dans les parkings ou pas trop loin de chez nous : à Londres et à Monaco.

Les ingénieurs français réalisent des choses incroyables dans le sport auto, mais c’est un monde imaginaire. Donnons-leur un espace pour faire de vraies voitures.

Mais au début de l’époque industrielle, la France tient son rang et devient immédiatement le pays du luxe automobile : Delahaye, Delage, Bugatti, les grands carrossiers, etc.

Oui, l’automobile est née à la fin du XIX siècle durant une période qu’on appelait chez nous « la belle époque ». La belle époque, c’est la Tour Eiffel, les expositions universelles, les défis technologiques, les ouvrages routiers. En clair, c’est l’époque où les ingénieurs français sont les maîtres du monde. Et tout naturellement, notre prestige technologique nous amène à la création de voitures. Peut-être les meilleures.

Et après-guerre, plus rien.

La rupture est très nette. Déjà, notre tissu industriel s’est fait joyeusement massacrer, mais surtout, nos champs de compétences se sont déplacés ailleurs. Il faut bien prendre conscience que depuis cette période (et encore aujourd’hui), l’automobile est très subventionnée par l’Etat. Et ce que veut un état, c’est produire en masse. Pour que la France s’équipe, ait des voitures comme les Américains. La France a promu de façon très étatique que l’auto soit destinée à tout le monde. De fait, l’ingénierie s’est déplacée vers les produits de masse et surtout vers le nucléaire. A partir des années soixante, 15% de nos ingénieurs travaillaient dans ce secteur. A bien y regarder, la France a fait des choix de petit pays et l’automobile est devenue une industrie publique. Regardez, la semaine dernière, on a reçu le président iranien à l’Elysée pour lui vendre des Peugeot. Si l’état « sponsorise » PSA et Renault, imaginez une seconde les ministres dire : « on va continuer à aider nos marques et elles vont faire des voitures de luxe, type Rolls Royce » ! Ils se font allumer tout de suite.

Et nos voisins ?

Les Allemands ne se sont jamais interrompus, même pendant la guerre. Au contraire d’ailleurs ! Et ensuite, ils n’avaient plus le droit de faire pas mal de chose : ni de nucléaire, ni d’avions… Alors, ils ont fait des voitures, les voitures que les industriels et les ingénieurs voulaient concevoir, pas forcément celles souhaitées par un gouvernement. Evidemment, ça change tout. En Angleterre, c’est encore autre chose puisqu’il s’agit d’un pays royaliste, au moins dans l’esprit et la tradition. Les symboles du pouvoir royal n’y sont donc pas interdits, alors qu’ils le sont en France. Chez eux, il n’y a aucun problème à ce que chaque niveau de noblesse ait la voiture qui va en face : Rolls, Jaguar, Aston Martin, Bentley, Range Rover… Même si plus aucune ne leur appartient, c’est quand même impressionnant une telle quantité de marques de luxe. Mais vous savez, si les nobles en France sont si mal vus, c’est aussi parce qu’un grand nombre se sont mal comportés avec les couches populaires pendant des siècles. Si nous avons eu la Révolution et pas les Anglais, c’est aussi pour cette raison : les nobles en Angleterre se comportaient bien mieux avec leurs « sujets ».

Quels conseils donneriez-vous à un constructeur français ?

J’ai en deux. Le premier, je mets le directeur marketing persona non grata pour donner le pouvoir aux ingénieurs. Et qu’ils nous montrent ce qu’ils sont capables d’en faire : une voiture de luxe, c’est fait avec ses tripes. Et des jeunes. Tout ce dont on parle depuis tout à l’heure, l’histoire, les nobles, la guerre et l’après-guerre, c’est fini. Le XXIème siècle n’est plus du tout dans la même problématique d’ingénieurs, de répartition des ressources etc. Il y a un cadre éthico-moral qu’il faudrait bien définir : « les gars, vous êtes capables de faire des choses incroyables dans le sport automobile, peut-être dans d’autres choses aussi, certainement dans des univers que l’on n’imagine même pas. » Il faut leur redonner de l’espace. On les a mis dans un monde imaginaire : Sébastien Loeb, la Formule 1, c’est génial,  mais c’est génial comme au cinéma. Maintenant, il faudrait que ce soit génial dans la rue.



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