Thierry Soave
Jacques Laffite : « à 43 ans, je pouvais encore me battre avec Prost et Senna »

Rien ne le prédestinait à faire de la F1. A une époque où, pour débuter en sport auto, il fallait être jeune, riche ou fils de pilote, lui avait déjà 25 ans, pas d’argent et son père n’avait même pas le permis ! Pourtant, Jacques Laffite s’est imposé comme le meilleur pilote français de sa génération et le deuxième meilleur de l’histoire.

Depuis quelques années, les Formule 1 sont devenues moins sélectives, moins physiques à conduire, presque aseptisées. A la limite, n’importe gamin doué issu de la Formule 3 pouvait s’aligner au départ d’un grand prix. Le problème est que… c’est arrivé ! Avec le règlement 2017, les pilotes actuels ne sont pas revenus à l’époque des titans, mais la hiérarchie s’établit désormais un peu plus qu’avant sur des critères humains. Aussi bien du côté des meilleurs, que des débutants dont les difficultés deviennent clairement patentes. Pour témoigner de l’époque héroïque où les pilotes terminaient les courses avec les mains en sang, quel meilleur invité que Jacques Laffite ? Le septuagénaire (eh oui, comme pour Mick Jagger ou Johnny, ça fait bizarre), toujours observateur avisé de toutes les catégories du sport automobile, mais encore pratiquant dans des courses historiques et surtout, acteur de premier plan d’une période qui lui a permis de côtoyer en piste d’égal à égal les Lauda, Fittipaldi, Prost, Piquet, Reuteman, Jones ou encore Senna. Discussion avec le (deuxième) meilleur pilote français de l’histoire.

Jacques Laffite, vous qui êtes un bon vivant, vous avez une belle vie : une carrière en F1 bien remplie, un job de consultant sur Eurosport qui permet de joindre l’utile à l’agréable…

Je n’ai pas une belle vie, j’ai une vie exceptionnelle. J’en suis bien conscient. Surtout, je me dis que tout cela avait vraiment peu de chances d’arriver vu d’où je viens.

Justement, vos débuts sont assez atypiques. Vettel par exemple, à 24 ans était déjà deux fois champion du monde. A cet âge, vous faisiez quoi ?

C’est simple, je n’avais jamais mis les roues sur un circuit. Quand je me suis inscrit à l’école de pilotage en 1968, j’avais 25 ans ! Rien ne me prédestinait à ça, mes parents n’avaient pas de voiture, ils n’avaient même pas le permis.

Pourtant, vous étiez dans le milieu depuis des années. Vous étiez le mécanicien de Jean-Pierre Jabouille qui courait déjà.

Mécano, pas tout à fait. Ou pas seulement. En fait, j’étais l’homme à tout faire, le vrai grouillot : chercher les sandwichs, déplacer les voitures, conduire le camion, changer les pneus, faire le chronométrage… A cette époque, ce n’était pas structuré comme aujourd’hui. Pour courir, un pilote devait avoir une certaine somme d’argent afin d’acheter la voiture. Après, tout le reste, c’était les copains, bien sûr bénévoles, quelques notions de mécanique et du talent. Moi j’étais content, je me baladais, il y avait de quoi se nourrir et se loger, dans le camion ou sur la banquette arrière de la voiture.

A mon époque, le seul plan de carrière c’était : « je suis encore en vie le dimanche soir »

Vous vouliez déjà devenir pilote comme lui ?

Mais pas du tout, c’était impensable. Je n’avais aucune activité, pas de métier, donc fauché. Jean-Pierre, je l’ai connu à la patinoire Molitor, dans le 16e arrondissement de Paris. J’avais 14 ans, lui 15. Il était champion de patinage de vitesse. On est tout de suite devenu potes. Je ne vivais pas dans la misère, mon père avait une bonne situation, mais l’ambiance, c’était plutôt bonne éducation, aller à la messe les dimanches matin et tout ça. Les trucs marrants, c’était pas pour nous. Jean-Pierre, à 14 ans, il avait un scooter, à 17 ans, un appartement, à 18 ans, une voiture. Et en 1966, il a commencé à courir dans la Coupe R8 Gordini. J’habitais chez lui pratiquement tout le temps et bien sûr, je l’accompagnais sur les circuits.

Les grands prix entre copains, à l’heure de l’apéro. Jacquot assis sur la table et Jabouille qui sort du motor-home, pardon, de la caravane.

Toujours pas de revenus, donc. Où avez-vous trouvé l’argent pour débuter ?

C’était l’époque où les skieurs devenaient pilotes automobile, Killy, Oreiller… Moi je n’étais ni pilote, ni skieur, mais le déclic s’est produit en 1968 à la Plagne. Dans la bande, il y avait monsieur Giraud, un riche industriel passionné d’automobile. J’avais pu me retrouver en vacances à la montagne parce que j’avais fait le chauffeur de son épouse depuis Paris. Toujours les combines. Je skiais avec l’anorak de la sœur d’un copain, les chaussures de l’autre, le forfait du cousin qui n’était pas venu… Et puis, on a fait un slalom, et là monsieur Giraud dit « mais il skie drôlement bien Jacques, il a le sens des trajectoires, il attaque. » Et me demande : « Jacques, pourquoi ne faites-vous pas de la course auto ? ». Quelle question ! Parce que je suis fauché, que j’ai déjà 24 ans et que je ne sais même pas comment je conduis. Et là, Monsieur Giraud dit à Jabouille : « il faut construire une Formule France pour Jacques ». Mais Jean-Pierre avait autre chose à faire, il jouait le Championnat de France de Formule 3.

Finalement, ce sera l’école de pilotage et le Volant Shell à Magny-Cours.

Oui, je ne voulais pas faire le Volant parce que je pensais que je n’avais aucune chance. Imaginez, trois-cents participants, un seul vainqueur, moi qui n’avais pas d’expérience. De toute façon, ça coûtait 3 500 francs (NDLR : l’équivalent de 4 200 € d’aujourd’hui) et je ne les avais pas. Et puis Monsieur Giraud a insisté : « Jacques, je vous l’offre ». J’ai continué à refuser. C’est drôle, j’ai fini par changer d’avis quand il m’a dit « on ira avec ma Ferrari et c’est vous qui conduirez ». Comme quoi, ça tient à peu de choses.

Vous finissez deuxième, mais l’école, convaincue de votre talent, vous offre quand même six courses en F3.

Oui, ça marche plutôt bien, mais rapidement, il a fallu trouver de l’argent pour continuer. Mon père a accepté de me prêter 4 500 francs pour acheter un camion. Je cherchais toujours des plans pour payer le moins possible, je faisais tout moi-même, je dormais n’importe où, pas assez d’ailleurs, je sortais mon moteur avec une corde. Et pour les réglages de la voiture, j’improvisais. En réalité, j’étais heureux comme tout. Une vie de bohème, mais la liberté, le grand bonheur.

J’admire les pilotes de F1 d’aujourd’hui : à 20 ans, ils ont 1 000 personnes qui travaillent derrière eux. Vous imaginez la pression ?

Comment voyait-il tout ça Jabouille ? Il avait perdu son homme-à-tout-faire et gagné un concurrent très rapide.

Il était très content pour moi, sincèrement, même quand on a commencé à être en bagarre en F2, puis en F1. C’est vrai que finalement, j’ai eu plus de réussite que lui (NDLR : 6 victoires en Grands Prix contre 2), alors qu’il aurait certainement dû faire une plus grande carrière que moi s’il n’avait pas eu son accident en 1980.

Les belles années Ligier, avec le titre en ligne de mire au moins en deux occasions… ratées.

C’est drôle, quand on vous entend, on s’aperçoit que vous avez toujours été entouré de gens qui vous aidaient pour une seule raison « Jacques, on l’aime bien ».

Vous savez, à l’époque, les choses étaient très différentes d’aujourd’hui. Quand on voyait un gars qui avait du mérite, on l’aidait, sans aucune arrière-pensée. Tous les pilotes ont démarré, aidés par leurs aînés. Qu’ils ont fini par battre ensuite, mais c’est la vie, c’est le sport. M. Giraud par exemple, c’était un mécène comme il en existait dans ces années-là.

Avant la Formule 1, vous passez à côté de l’aventure Matra, notamment les victoires au Mans.

Là aussi, j’ai choisi. Un jour Jean-Luc Lagardère (NDLR : le patron de Matra de l’époque) me convoque pour me proposer de faire Le Mans et m’offre même un petit cachet. Je le connaissais bien Monsieur Lagardère, je le croisais toujours sur les circuits : ça ne s’oublie pas, il était avec Mireille Darc ! Je lui dis non, je me sens pas prêt, je n’ai pas assez d’expérience, je n’ai fait que de la Formule 3, votre projet est trop sérieux pour un type comme moi. Je ne voulais pas bruler les étapes.

Vous gravissez tous les échelons jusqu’à la F1. Fin 1975, après quelques courses chez Williams, vous êtes sollicité pour faire débuter la très prometteuse écurie Ligier en grands prix. Et la fameuse séance d’essais au Castellet contre Beltoise.

Guy m’appelle et me dit « je voudrais que tu viennes essayer la voiture au Ricard jeudi ». Je lui demande, il y a combien de voitures, deux ? Guy me répond, « non, une seule ». Et là je lui dis, je ne viens pas, Jean-Pierre a un contrat avec Gitanes (qui finançait entièrement le projet), je n’ai rien à faire là. Mais Ligier avait déjà décidé que ce serait moi, Beltoise était trop vieux. Quand je suis arrivé, j’ai compris tout de suite que Jean-Pierre n’était plus dans la course, les dés était pipés, il était piégé. Et moi en 75, j’étais imbattable, je courais tous les week-end, F2, prototype, F1, affuté. Ca a été un moment très difficile car j’avais une immense admiration pour Jean-Pierre. J’ai appelé mon père, je lui dis, papa j’ai un problème. Lui me disait qu’il fallait que Ligier engage une deuxième voiture, mais ce n’était pas possible. Le pire, c’est que je suis le seul pilote de l’époque à ne pas avoir demandé la voiture à Guy : la terre entière l’avait appelé ! Jean Pierre, c’était un mec droit. Heureusement, on a réussi à se réconcilier

Je le connaissais bien Jean-Luc Lagardère, il venait sur les circuits avec Mireille Darc, ça ne s’oublie pas

Donc, toute l’aventure Ligier, la F1 à la française, repose sur vos épaules.

Oui, c’était la fin de mes plus belles années.

Plutôt le contraire, non ? Un contrat de pilote à 120 000 F (l’équivalent de 75 000 € d’aujourd’hui), une écurie structurée… tous les pilotes français de l’époque rêvaient de ce volant chez Ligier.

Vous ne comprenez pas. Jusqu’à ce moment-là, j’avais toujours fait ce que je voulais dans ma vie. Là, je rentrais dans une structure, avec des obligations, des méthodes, des objectifs, des procédures. Je ne dis pas que ce n’est pas bien, c’est même indispensable pour gagner, mais pour moi, ça voulait dire travailler avec tout le monde, pas seulement les gens que j’avais choisi, y compris avec des connards qui croient tout savoir. Tu n’es plus qu’un pilote qui n’a plus son mot à dire. En gros c’est « conduis et tais-toi ». Moi je veux bien, mais à condition qu’on gagne. Et là, on rate plusieurs fois le titre à cause de conneries d’ingénieurs ou de manque d’organisation. Parfois, c’était même n’importe quoi. En 1981, on décide d’adopter le principe de double amortisseur. On fait ça dans l’urgence parce que les autres venaient de le faire. Pour les étalonner, ils ont mis Guy Ligier dans la voiture. Et quand je suis arrivé en course, ça ne marchait pas du tout : Guy pesait 95 kg, moi 53 !

Jacques s’intéresse à tout ce qui roule. Camion comme ici, ou le Dakar sur lequel il s’engagea à moto !

On dit aussi que vous n’étiez pas sérieux, que vous ne travailliez pas beaucoup.

J’ai toujours travaillé, mais c’est vrai, la technique m’emmerde, les ingénieurs m’emmerdent, sauf quand ils acceptent d’écouter les pilotes. Dans les années soixante-dix, la F1 rentrait dans l’ère de la technologie, donc les ingénieurs ont décidé que c’étaient à eux de tout décider, sans tenir compte de l’avis du pilote. Alors oui, à cette époque, une heure après les essais, je partais jouer au golf, parce que les ingénieurs se foutaient de mon avis. Mais quand j’étais en colère et que je voulais faire moi-même, aucun ingénieur ne pouvait s’approcher de ma voiture ou il prenait un coup de clé à molette. Mais regardez Piquet, c’était un branleur comme moi et il a été trois fois champion du monde.  Et puis, on n’avait pas assez d’argent. On a fait des miracles, Ligier, Ducarouge, toute l’équipe. Les gens disaient « ah oui, l’argent de Mitterrand », je vous signale que l’argent, on l’a surtout eu sous Giscard. Les belles années de Ligier, c’était avant 1981. En tous cas les autres en avaient plus que nous.

Et vous, toujours pas de plan de carrière ?

A cette époque, le seul plan de carrière c’est « je suis encore en vie le dimanche soir ».

Piquet, c’était un branleur comme moi et pourtant, il a été trois fois champion du monde

En 1980, vous voyez arriver un petit jeune, Alain Prost…

Oui, et ça ne me fait ni chaud ni froid. Je vois qu’il conduit bien, mais ça ne m’inquiète pas. Pour mon avant-dernière course, à Détroit, j’étais devant lui et Senna. A 43 ans. Avec la bonne bagnole, bien sûr que je me battais avec ces mecs là.

Vous avez joué le titre jusqu’à la dernière course en 1981. Des regrets ?

Pour moi non, vraiment. Je vous l’ai dit, j’ai eu une vie de rêve. Après, pour tous les gens qui étaient autour de moi, je me dis que c’aurait été bien pour eux. J’aurais certainement pu être plus impliqué, plus intelligent.

C’est à partir de là que Ligier entame son déclin

On avait un moteur Talbot. Quand Todt arrive à la tête de Peugeot Talbot Sport, j’appelle Guy Ligier pour lui dire, t’as vu c’est génial, Jean c’est un gars qui aime le sport automobile, c’est bon pour nous. Guy, toujours aimable, me répond « connard, t’as rien compris. Todt, c’est un mec du rallye. On est mort ». Il avait raison, tout les budgets sont partis sur le programme 205 Turbo 16 et on a perdu le moteur.

Que pensez-vous des pilotes de F1 actuels ? Ils démarrent à 18 ou 20 ans, sont traités comme des supers-stars…

Ces petits jeunes, ils font un métier terrible, toujours très dangereux, contrairement à ce que tout le monde pense et ils travaillent énormément. Vous imaginez la pression sur les épaules d’un gamin de 22 ans : il a la responsabilité de 1 000 personnes qui travaillent pour l’équipe, de centaines de millions de budget, de l’image d’une marque… Bien sûr, ils sont bien payés, mais quand vous êtes à 300 km/h dans une courbe et que vous n’avez pas le droit à l’erreur, ça ne change rien.



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