Eléna Lucas
Françoise Sagan : conduite intérieure

La vie, vite. À l’âge où les autres lisent, Françoise Quoirez écrit. À dix-huit ans, sous le nom de Sagan, elle se gagne un succès en accéléré et l’argent pour une vie rapide, agitée, peuplée de voitures splendides.

Francoise Sagan assiste a l’enquête sur son accident survenu le 15 avril 1957. Elle se trouve ici au garage de Plessis-Chesnet regardant le capot endommage de son Aston Martin DB2/4.

Dès son premier roman, Bonjour Tristesse, c’est une notoriété immédiate, admiration et scandale mêlés. On s’étonnerait aujourd’hui de ce chœur de louanges, qui crient sans mesure au génie naturel, au grand risque de le corrompre. Il est encore plus difficile d’imaginer toutes ces autres voix, sans doute même plus nombreuses, de gens comme il faut, qui se pincent le nez pour prononcer contre la toute jeune fille, symptôme de décadence, des anathèmes dont notre propre époque n’a même plus idée. Tant d’audace tranquille chez une si jeune fille, une liberté de ton qui ne prend même pas la peine de poser en rebelle, certains ne peuvent pas l’admettre.

C’en est fait de Sagan, personnage public, enveloppée dans une controverse qui accompagnera désormais ses faits et gestes, ses bons livres et ses moins bons, ses pièces de théâtre et ses scénarios, ses fêtes et ses amours. Naît un personnage paradoxal, une écrivaine célèbre avant même de construire son œuvre, jeune femme poussée à la lumière artificielle des flashes, enfant gâtée et incomprise à la fois. Sagan, tranquillement amorale, riche ou vivant comme si, devient un pur objet de scandale, pour la bourgeoisie pincée autant que pour les combattants de gauche, si écoutés à l’époque.

Le succès, l’argent, et aussitôt la voiture. Premier roman, premier argent, première Jaguar, une XK 140.

Mais ce n’est ni un caprice, ni une pose ; fille d’ingénieur, elle conduit depuis longtemps et aime vraiment l’automobile. Particulièrement des sportives, anglaises, ouvertes, AC, Jaguar ou Aston Martin. Peut-être parce qu’on y est seule, ou accompagnée seulement de ceux que l’on a choisis. Sûrement aussi parce que dans la conduite, Sagan trouve très vite une source de sensualité et un moteur de son imagination.

Psychotrope

Les voitures, la vitesse, l’amènent toujours loin de là où on l’attendait, et l’entraînent plus profond dans sa sensibilité, sa finesse d’écrivaine. L’automobile de haute race participait de son genre de vie, tellement libre. Lisons-la, elle nous en parle, au long de tant d’écrits traversés par cet amour du voyage, de la vitesse, de la voiture.

« Mon amour de l’automobile date de mon enfance. Je me revois, à l’âge de huit ans, assise sur les genoux de mon père, “conduisant”, prenant à pleines mains l’immense volant noir. » Répliques, éd. Quai Voltaire, 1992.

Cela se lit dans ses romans, bien sûr. Dans la description d’un personnage, sa conduite le définit ou résume ses humeurs.

 “Il avait une voiture découverte, rapide, qu’il conduisait bien.” Et plus loin “Sur autoroute, il se mit à conduire très vite, presque dangereusement.” Un certain sourire, éd. Julliard 1956.

La voiture est aussi un accessoire du récit, un décor, le lieu privilégié des émotions et des rencontres. « Après quoi, ils montèrent en voiture, Antoine prit le volant et elle lui montra où était le démarreur. La nuit était chaude, l’odeur de la mer se mêlait à celle de l’essence et les palmiers de l’aéroport tremblaient un peu sous le vent. Ils roulèrent quelques kilomètres sans dire grand chose, sans savoir même où ils allaient, puis Antoine arrêta la voiture au bord de la route et la prit contre lui. » La Chamade, éd. Julliard 1965.

Ou encore… :

« “Conduis”, dit Luc. J’avais d’assez vagues notions et cela ne se passa pas trop mal. Luc était à côté de moi et, derrière, Françoise, inconsciente du danger, parlait. J’eus de nouveau une violente nostalgie de ce qui aurait pu être : les longs voyages avec Luc à mes côtés, la route blanche sous les phares, la nuit, moi appuyée contre l’épaule de Luc, Luc si solide au volant, si rapide. Les aubes dans la campagne, les crépuscules sur la mer…

“ Vous savez, je n’ai jamais vu la mer…” » Un certain sourire, éd. Julliard 1956.

Et même, dès le premier roman :

« Elle me laissa conduire. La route était si belle la nuit que j’allai doucement. Anne ne disait rien. Elle ne semblait même pas remarquer les trompettes déchaînées de la radio. Quand le cabriolet de mon père nous doubla, dans un virage, elle ne sourcilla pas. » Bonjour Tristesse, éd. Julliard 1954.

Les voitures sont faites pour tailler la route, mais elles hantent aussi les nuits parisiennes.

« Mon frère et moi, on aime bien se lancer l’un contre l’autre en voiture, à toute allure, place Saint Sulpice. On s’arrête à vingt centimètres… » Interview à Paris Match.

Effectivement, il y a là de quoi déranger la France du temps, essentiellement piétonne. Entre vous et ce frère, Jacques Quoirez, la surenchère continue. En 1966 il commande, ou plutôt commandite, une voiture spéciale auprès de la jeune firme Lamborghini et de la carrozzeria Touring : le « coupé-break » Flying Star. Entre temps, en 1957, Françoise a visité les bas-côtés de la vie.

« Cette boîte de fer, roulant dans la campagne au matin, entre des brouillards longitudinaux, des champs roses et des barrières d’ombre avec la menace d’une cote parfois. » Avec mon Meilleur Souvenir, éd. Gallimard 1984.

L’action et le décor

Dans son Aston DB2, cabriolet évidemment, c’est toujours Françoise qui conduit. Toute une voiturée de jeunes ou futurs écrivains : Valdemar Lestienne, Bernard Frank, Véronique Campion. L’accident, presque fatal, vient punir cette belle insouciance, comme diront les méchants que ses souffrances semblent venger. Ses passagers sont sains et saufs, mais pas la conductrice : crâne fracturé, thorax enfoncé, bassin brisé, extrême-onction.

« Je ne prends jamais de risques. Je conduis très vite et prudemment. C’était un accident idiot. On sait que cinq voitures se sont renversées au même endroit : trois 4 CV et deux Aronde. Je n’étais pas en prise, je ne pouvais pas aller très vite. » Interview pour L’Express, 1957. « En prise », c’est-à-dire en quatrième. Quoi de plus judicieux que le jargon technique quand il s’agit de fermer la bouche des sots ?

Guérie de ses blessures mais certainement pas de sa passion, elle continue de conduire, des bolides exotiques et rutilants. En 1958, elle rend visite à Maranello, le fief d’Enzo Ferrari, où ne se pressent pas encore les autocars de touristes. Toujours sensible aux jeunes femmes et piqué de curiosité par son personnage, le fier Ingegnere lui a confié un Spider 250 GT California. Les journalistes écriront qu’elle la conduit évidemment pieds nus, une légende due à une photo, retour de plage, et qui la suivra longtemps. Dans son propre livre, Mes joies Terribles, Ferrari se souvient de cette rencontre. Jugeant bien frêle la jeune écrivaine, il se risque à expliquer ainsi son accident : « Vous avez mordu avec une roue avant sur le bas-côté de la route ; vous alliez vite et vous aviez une voiture assez lourde. Vous avez essayé de revenir sur la chaussée et, dans l’effort, vous vous êtes cassé le poignet. » Enzo Ferrari, Mes Joies Terribles, éd. Robert Laffont 1963. Mais quoi qu’il en soit, Françoise aime toujours la vitesse, dont elle anime cette allégorie :

« Elle aplatit les platanes au long des routes, elle allonge et distord les lettres lumineuses des postes à essence, la nuit. Elle bâillonne les cris des pneus, devenus muets de tension, tout à coup. Elle décoiffe aussi les chagrins. On a beau être fou d’amour, en vain, on l’est moins à 200 à l’heure. Le sang ne se coagule plus au niveau du coeur, le sang gicle jusqu’à l’extrémité de vos pieds, de vos mains, de vos paupières, alors devenues les sentinelles inexorables de votre propre vie. C’est fou comme les corps, les nerfs, les sens vous tirent de l’existence. Qui n’a pas cru sa vie inutile sans celle de l’autre et qui en même temps n’a pas amarré son pied à un accélérateur à la fois trop sensible et trop poussif, qui n’a pas senti son corps entier se mettre en garde, la main droite allant flatter le changement de vitesse, la main gauche fermée sur le volant, et les jambes allongées, faussement décontractées, prêtes à la brutalité sur le débrayage et les freins, qui n’a pas ressenti, tout en se livrant à ces tentatives toutes de survie, le silence lancinant et prestigieux d’une mort prochaine, de refus et de provocation, n’a jamais aimé la vitesse, n’a jamais aimé la vie, n’a jamais aimé personne. » Avec mon Meilleur Souvenir, éd. Gallimard 1984.

Qui elle aime, on ne le saura guère. Mais quant aux voitures, elle les aime au point de leur prêter des pensées, une sensibilité.

« Il y a dehors cet animal de fer, apparemment assoupi, tranquille, que l’on réveille d’un tour de clef enchanteur. C’est un animal qui tousse, à qui on laisse reprendre, comme à un ami réveillé trop vite, son souffle, sa voix, sa conscience d’un nouveau jour. (…) Frôlement de voitures, à gauche, à droite, ou piétinement derrière l’infirme autoritaire, juste devant. Et le même réflexe : pied gauche enfoncé, poignet qui remonte, grâce à un léger sursaut, la voiture qui jaillit et double. Puis, revenue à son allure, ronronne, paisible. Tout orchestrer soi-même. Ces bruits, subtilement harmonieux à l’oreille et au corps, cette absence de secousse, ce dédain permanent des freins. Être un œil d’abord. L’œil. L’œil du conducteur de la bête de fer, exquise, énervée, commode, mortelle, qu’importe. Être l’œil attentif, confiant, méfiant, appliqué, désinvolte. L’œil immobile et rapide (…) » Avec mon Meilleur Souvenir, éd. Gallimard 1984.

L’enfant prodige vieillit, bien sûr, à moins que ce ne soit le monde, autour d’elle, qui prenne un brutal coup de jeune ! Mai 1968 retrousse Paris, exalte son dégoût des carcans et son anti-conformisme, mais là encore le personnage mondain qu’elle est devenue l’accompagne partout.

À l’Odéon, des révolutionnaires l’interpellent et l’accusent de venir en Ferrari assister aux manifs. Que répondre ? « Non, en Maserati. Et ça change tout. » Pas sûr que l’argument ait été si clair pour le public présent, mais c’est une pirouette, une réponse rapide, comme toujours. Et c’est vrai que les bolides construits à l’époque par Maserati, ont pour les gourmets, cette saveur plus intime, ces moteurs complices, souples, moins flamboyants mais moins obsédés de hauts régimes que ceux des Ferrari. Sagan aurait aussi pu citer des noms plus exotiques.

Quelques années auparavant, elle s’est offert un prototype Gordini conçu pour les 24 Heures du Mans.

Amédée Gordini, plus connu des circuits français sous le surnom de Sorcier, tient son atelier Boulevard Victor, au bord du XIVème. Une antre, une échoppe d’artisans, qui résonne souvent, tard la nuit, du hennissement des huit-cylindres en ligne que l’on accorde, et de la tôle que l’on frappe à la main sur des gabarits de bois pour fabriquer cet alliage d’espérances et de technologie de pointe que l’on appelle une voiture de course.

L’usine – l’antre du « Sorcier » –  pas tellement loin des caves de Saint-Germain, vibre d’un autre noctambulisme. Au hasard des déambulations anonymes, intervalles intimes entre lieux à la mode, Sagan a dû s’arrêter là et aimer le vieux sorcier. Un jour qu’il est comme toujours entre la fortune et la faillite (comme elle, en somme), elle lui achète une voiture de course de l’an passé pour l’aider à payer ses traites sur l’avenir, la voiture de course de l’an prochain. À l’époque, les voitures de course sont immatriculées ; ce ne sont pas pour autant des machines à mettre entre toutes les mains. Cette auto déraisonnable, ce coursier de haute école, est le véhicule capable d’organiser pour elle, tout là-haut, autour de 250 km/h dans un habitacle coupant et inflexible, ces face-à-face avec soi-même, cette exaltation de la maîtrise et de la fragilité qui s’appelle la vitesse.

Certes, l’âge et les blessures de guerre (ce bassin fracturé, redevenu friable), l’ont peu à peu privée des voitures et même, presque, de la marche. Mais son fils Denis nous racontait encore (Paris-Match, 29 septembre 2004) sa dernière ballade dans une drôle d’auto, une smart cabriolet, loin de la componction qui sied aux littérateurs sérieux, une manière de pied de nez, de joyeuse épitaphe : Bonjour jeunesse… Notre siècle neuf et déjà podagre, qui grandit avec une mentalité de vieille femme frileuse, ce que jamais vous ne serez, aurait bien besoin de scandaleuses de votre talent.

« Cette vitesse, c’est quelque chose en soi qui dépasse quelque chose à l’extérieur de soi. Cet instant où des violences échappent de l’engin (…), que l’intelligence, la sensibilité, l’adresse, la sensualité aussi, contrôlent à peine, insuffisamment en tout cas pour ne pas en faire un plaisir. (…) C’est là tout ce que je crois, finalement. La vitesse n’est ni un signe, ni une preuve, ni une provocation, ni un défi, mais un élan de bonheur. » Avec mon Meilleur Souvenir, éd. Gallimard 1984.



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