Thierry Soave
Portrait : Enzo Ferrari

Admirateur de Napoléon, habile, manipulateur, mais surtout passionné, honnête homme et intransigeant, Enzo Ferrari s’est construit une image mythique qui va bien au-delà de la réalité du personnage. Finalement pas si complexe que ça.

Enzo Ferrari à la Targo Florio 1920. Bien meilleur pilote qu’il ne voulait bien le dire.

Les petites phrases devenues grandes

Le premier travail d’Enzo Ferrari n’est pas mécanicien, mais journaliste sportif à la Gazetta dello Sport. Est-ce de cette expérience qu’il garda le sens de la formule ? Petit florilège de ses petites phrases les plus célèbres.

Visionnaire : « Nous produisons moins de voitures que n’ont n’avons de clients ». Déjà, au début des années 60, Enzo avait organisé, parfois involontairement, la pénurie de ses produits. Ce qui est rare est forcément cher.

De mauvaise foi : «Moi, au moins, mes voitures ne fument pas », à propos de l’arrivée des marques de cigarettes sur les Formule 1 des écuries anglaises dans les années 70. Depuis 25 ans, Ferrari est la marque qui aura pourtant consommé le plus de dollars « Marlboro ».

Pragmatique : « Pour arriver premier, premièrement, il faut arriver ». Pas très profond, mais implacable. De toute façon, l’ambition d’Enzo Ferrari était bien de gagner des Grands Prix, pas de rejoindre Nietzsche au Panthéon de la citation.

Commerçant (1) : « Le client n’a pas toujours raison». Déjà, les pilotes n’avaient pas trop le droit de se plaindre de ses voitures de course. Alors, les conducteurs du dimanche qui achetaient ses voitures de route…

Commerçant (2) : « Quelqu’un qui conduit des tracteurs n’a pas d’avis à donner sur une Ferrari»… à Ferruccio Lamborghini, riche exploitant agricole et fidèle client de Ferrari, se plaignant des défauts de ses voitures. Il lancera sa propre marque en guise de réponse à Enzo.

Ingegnere ? : « L’aérodynamique est une science nécessaire pour ceux qui ne savent pas faire de moteurs ». Pratiquement jusqu’à la fin sa vie, Enzo considéra qu’une voiture de course, c’est d’abord un moteur. Rien de plus faux aujourd’hui -l’aérodynamique contribue à 80% de la rapidité d’une F1- et sur la plupart des circuits, la performance sur un tour se construit plus dans les virages que dans les lignes droites.

Agricole :  « Le cheval ne pousse pas la charrette, il la tire», à propos de l’architecture des premières voitures à moteur arrière, quand les Ferrari restaient fidèles au moteur avant… avant de faire marche arrière-toute quelques années plus tard.

Intime : « Le seul amour qu’un homme puisse éprouver dans sa vie est pour son fils. Les femmes ne sont que l’objet du désir ». Enzo Ferrari aura eu deux vies : celle avec son fils Dino et celle sans lui, à partir de 1956, année de sa disparition.

Solennel : « C’est comme si j’avais tué ma mère », au soir de la toute première victoire d’une Ferrari en F1 en 1951, devant les Alfa Romeo, marque chez qui Enzo Ferrari fit toute sa carrière jusque-là.

Enzo Ferrari aura d’abord été passionné. C’est une évidence, mais pas complètement, car la seule chose qui l’obsédait vraiment était la compétition. Les voitures de route n’ont jamais réellement intéressé Ferrari plus que de raison. Comme tous les pilotes d’ailleurs, qui considèrent l’automobile comme l’outil nécessaire à l’exercice de leur talent, rien de plus. Car le jeune Enzo doit être considéré comme un des leurs, puisqu’il démarrera dans l’automobile par la compétition, avec des résultats plutôt meilleurs que ce que la légende veut bien colporter. Une petite injustice historique liée à la modestie du personnage, qui se qualifiait lui-même de pilote limité. Ce qu’il voulait dire, c’est qu’il n’avait pas l’étoffe d’un champion du monde. On retrouve là une des caractéristiques de notre homme : une volonté de gagner sans limite -appelons cela de l’ambition- l’amenant à viser les objectifs les plus élevés. C’est ainsi que, minuscule constructeur débutant à la fin des années 40, il se mit en tête de battre les invincibles Alfa Romeo en grands prix. Et d’entrée, la Formule 1 ne lui suffit pas, il fallait qu’il s’impose également aux 24 H du Mans, dans les épreuves routières comme le Tour de France Auto ou les Mille Miglia. Ce qu’il réussira au-delà de toutes espérances.

Avec Luca di Montezemolo, l’un de ses successeurs à la tête de l’empire.

Christophe Colomb a découvert l’Amérique, mais l’Italien le plus connu aux Etats-Unis s’appelle Enzo Ferrari.

En 1952, la Scuderia remporte 95 des 109 courses auxquelles elle participe ! Il ne faut pas aller chercher ailleurs la construction du mythe Ferrari : ses voitures ont simplement tout gagné et détiennent la totalité des records en Formule 1. Le reste n’est là que pour entretenir la légende et les petites coquetteries d’Enzo ne sont pas nées d’une volonté de se part de marquer l’histoire, même s’il savait très bien en jouer. En étant avare d’apparitions publiques, le commendatore (surnom qu’il n’aimait pas, préférant ingegnere) a soigneusement laissé les commentateurs construire son image de personnage mystique.

Quelques temps avant sa mort, avec Piero, son fils, qui détient toujours 10% de l’entreprise.

Nous l’avons dit, si Enzo Ferrari décida de produire des voitures de route, ce ne fut ni par passion, ni pour la gloire ou la postérité, mais bien pour l’argent. Oui, un peu comme si Michel-Ange avait ornementé la chapelle Sixtine dans le seul but de subvenir à ses besoins, ou Léonard de Vinci, peint la Joconde, uniquement pour boucler ses fins de mois. C’est pourtant bien ce qui s’est passé. Au sortir de la guerre, Enzo Ferrari est bien décidé à donner une nouvelle dimension à son écurie de course et il a besoin d’argent. Son but dans la vie n’est pas de devenir Ettore Bugatti ou Henry Royce. Non ce qui le passionne, c’est la compétition. C’est ainsi que, concevoir et commercialiser des stradale devint pour la petite officine de Maranello un commerce comme un autre. Si ce n’est que, presque par hasard donc, les modèles porteurs du petit cheval cabré allaient construire assez rapidement la plus grande légende de l’histoire de l’automobile, mais aussi l’une des œuvres les plus marquantes du XXe siècle, tous domaines confondus

Les petites histoires qui ont fait la légende

Mais Ferrari, c’est aussi et surtout l’Italie, pays riche en petites histoires qui finissent par écrire la grande. Et l’Italie, c’est aussi et surtout Ferrari, l’homme et la marque, qui en ont créé de nombreuses. Une légende du XXème siècle.

L’histoire d’Enzo Ferrari commence à s’écrire avant même sa naissance officielle. Bloqué par la neige qui envahit la région ce 16 février 1898, Alfredo Ferrari doit attendre deux jours avant d’aller déclarer le petit dernier à la mairie de Modène. Ainsi, 90 ans plus tard, Enzo demanda à ses proches d’attendre aussi deux jours pour déclarer sa mort, le vieillard ne voulant laisser à aucune administration le soin de lui voler 48 heures de vie.

On ne saura jamais si Enzo Ferrari, cultivait ou pas son image de personnage controversé. Timide, réservé, solitaire, sensible, affable, tout cela est vrai. Qu’en est-il alors de ses traits de caractère si souvent décriés ?

En fait, toutes ses petites habitudes trouvent des explications rationnelles.

L’écriture à l’encre violette ? Héritée de son père, qui utilisait déjà de cette couleur.

Les lunettes noires ? Une habitude prise à la mort de son fils pour cacher sa tristesse.

Son absence sur les Grands Prix ? Exagérée, il assistait de temps à autre à une épreuve, mais comme il se rendait quotidiennement sur la tombe de son fils, il rechignait à s’absenter plus d’une journée de Maranello.

Son refus des rendez-vous dans les bureaux de la Fiat dont il faisait déplacer les patrons chez lui ? Il était claustrophobe et ne prenait donc pas les ascenseurs.

Son goût pour provoquer des querelles entre ses pilotes ? Au contraire, il avait tellement de respect pour eux qu’il ne voulait pas s’attacher ; et de toute façon, deux coéquipiers en Formule 1 n’ont jamais eu de besoin de personne pour se détester, ni chez Ferrari, ni ailleurs.

Ses interviews rarissimes ? Enzo Ferrari était quelqu’un de plutôt timide, qui ne courait tout simplement pas après la notoriété. Une personne simple, passionnée par la compétition automobile, qui aura finalement laissé derrière lui un empire reconnu dans le monde entier.

Enzo Ferrari

  • 1878 : naissance d’Enzo Anselmo Ferrari à Modène
  • 1914 : journaliste à La Gazetta dello Sport
  • 1916-1918 : appelé comme soldat
  • 1918-1919 : livreur de voitures
  • 1919-1932 : pilote chez Alfa Romeo, nombreuses victoires, obtient le titre de Cavaliere
  • 1923-1929 : directeur de course chez Alfa Romeo
  • 1929-1939 : crée la Scuderia Ferrari qui représente Alfa Romeo en compétition
  • 1931 : apparition du cheval cabré sur les carrosseries des Alfa Romeo
  • 1939-1945 : construction de machines-outils
  • 1947 : 1ère voiture de course Ferrari, la 125S, et 1ère victoire
  • 1948 : 1ère voiture de route Ferrari, la 166 Inter
  • 1949 : 1ère victoire d’une Ferrari aux 24 H du Mans
  • 1951 : 1ère victoire d’une Ferrari en Formule 1
  • 1952 : 1er titre de champion du monde de F1
  • 1969 : Enzo Ferrari vend 50% de sa société à Fiat
  • 1988 : mort d’Enzo Ferrari à Modène, Fiat devient actionnaire à 90% (Piero Lardi Ferrari 10%)



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