En 1994, McLaren mettait sur la route sa première voiture de (petite) série. Un exercice extrême qui, d’un coup d’un seul, démodait radicalement les meilleures GT du moment, Ferrari compris.
Finalement, la voiture ne connaîtra pas le succès qu’elle méritait, avec moins de 100 unités produites, hors versions course. Conséquence logique de cette rareté, elle s’échange contre des fortunes aujourd’hui, ce qui n’est que justice pour celle que l’on peut considérer comme la meilleure GT du XXe siècle et qui mettra sur orbite la marque McLaren Cars.
Voici la reproduction complète de l’essai de Thierry Soave, seul journaliste continental à avoir eu le privilège d’un essai complet de la voiture à l’époque, en août 1995.
Vingt ans d’avance
Au moment de cet essai, les autos les plus extrêmes du moment avaient pour nom Porsche 959, Ferrari F40 et Ferrari F50. Avec des puissances respectives de 515, 478 et 520 chevaux, elles ne pouvaient rivaliser une seconde avec la très légère McLaren et sa coque carbone.
Alors, au cours de ma longue carrière de journaliste-essayeur, s’il devait n’en rester qu’une, ce serait celle-là, sans la moindre hésitation. Il m’aura fallu vingt ans avant de retrouver des sensations à peu près équivalentes, mais toujours au volant de voitures bien plus lourdes, dont la technologie et la puissance phénoménale permettent de faire oublier le poids : Ferrari F12, Lamborghini Aventador et les trois dernières Supercars du moment, Porsche 918, Ferrari LaFerrari et… McLaren P1, la digne héritière. Oui, la F1 avait bien vingt ans d’avance.
Quinze minutes de retard. Pas très grave dans l’absolu, sauf ici. Chez McLaren, on cultive la précision pas seulement comme une vertu, mais comme une obligation, une norme, un précepte non négociable. Honte à nous. Comment se permettre de ne pas arriver en avance lorsqu’il s’agit d’essayer la voiture la plus superlative de tous les temps ? A 9 h… 15, Stéphane Foulon, maître es-photographe, et moi-même nous présentons à l’accueil de McLaren Car Ltd, après plus de deux heures de cauchemar et d’embouteillages dans la périphérie londonienne. Les locaux de la marque de Ron Dennis sont installés à Woking. Une paisible bourgade de banlieue où le nom de McLaren n’évoque pas grand-chose de plus que quelques bâtiments industriels installés sur la commune. Voire rien du tout auprès de certains passants interrogés désespérément par deux Frenchies perdus. Si Maranello ne vit qu’au rythme de Ferrari, ici, l’indifférence paraît totale envers une firme pourtant connue dans le monde entier. Etrange surprise.
Il est vrai que les ateliers bénéficient d’une architecture à la classe très discrète et bien dans l’esprit londonien. En arrivant dans Genesis Avenue, on passe d’abord devant l’usine aux couleurs métalliques, dans laquelle sont construites les Formule 1. Puis, sur le trottoir d’en face, le petit bâtiment en brique rouge où naissent les McLaren F1… de route. A ce propos, pourquoi avoir choisi la seule appellation à éviter pour un constructeur de Formule 1 désirant se diversifier dans les voitures routières ? La confusion était déjà difficile à éviter avec le seul de McLaren, la voilà totale. Pourquoi pas McLaren GT, ou GT1 ? Reste que le moyen le plus sûr de s’imposer consiste à faire mieux que les autres, ce qui, dans cette catégorie, revient à faire mieux que les meilleurs. Objectif d’ailleurs avoué par le concepteur, Gordon Murray, qui a voulu réaliser une voiture sans compromis. La meilleure globalement ET dans tous les domaines : performances, tenue de route, caractère et freinage bien entendu, mais aussi confort, facilité de conduite, style, fonctionnalité. Ambitieux cahier des charges qui ne comprenait toutefois aucune contrainte financière. On ne parle pas d’argent ici, ce qui explique en partie le tarif assez dément de la merveille.
Evidemment, une voiture-événement comme celle-ci mérite un essai complet. Et depuis la présentation statique du premier prototype il y a trois ans, tous les magazines automobiles rêvent de le réaliser. Tous éconduits, sauf les deux magazines britanniques de référence, Autocar et Car… et votre serviteur. Il apparaît clairement que les caractéristiques de l’engin ne peuvent susciter chez son propriétaire un sentiment de partage spontané. Question d’argent bien sûr (le bijou dépasse 5 000 000 F), mais aussi de compétence en matière de pilotage : 610 ch pour seulement 1 140 kg, voilà de quoi faire quelques bêtises aux proportions insoupçonnables.
Toujours est-il qu’en cette belle matinée du 14 août 1995, les réticences de la charmante Anna, attachée de presse pour la F1 (de route), se sont suffisamment estompées pour qu’elle me tende la clef de la voiture personnelle de Ron Dennis, actuellement très affairé dans la nébuleuse des transferts de pilotes. L’homme a du goût -carrosserie noire, intérieur lie de vin- et son obsession de la propreté nous incite à bien nous essuyer les pieds, juste pour regarder la voiture.
Question style, la référence à la Ford GT40 qui a fait rêver le petit Gordon Murray transparaît sous une forme, certes plus moderne, mais à l’esprit préservé. La McLaren F1 reste une voiture très compacte (bien plus courte qu’une BMW M3 par exemple) aux proportions parfaitement équilibrées. Contrairement à la plupart des Supercars, elle ne cède pas au spectacle facile obtenu à grand renfort d’ailerons, spoilers ou autres vulgarités. Très pure, et d’un point de vue personnel, franchement sublime. Evidemment, cette sombre carrosserie ne provoquera peut-être pas la même émeute à chaque carrefour qu’une Ferrari F40 rouge et impressionnera certainement moins votre beau-frère qu’une Lamborghini Diablo jaune ou même une Venturi 400 GT bleu électrique. De toute façon, à ce niveau de prix, l’important n’est plus là. Une auto de classe se reconnaît à son style intemporel et sa beauté de tous les instants, quelle que soit l’humeur du jour. La F1 ne cède à aucune mode : les phares ellipsoïdaux sont laissés à la concurrence, tout comme le bio design, le tuning ou que sais-je encore. Les feux arrière s’affichent dans une ronde simplicité. Accessoirement, cette fluidité dans le design permet à la belle d’avouer un Cx de 0,32 (ce qui explique en partie sa vitesse maxi record), mais il nous a malheureusement été impossible de connaître son Cz qui matérialise la valeur de portance (ou de déportance). Nul doute que l’absence d’appuis aérodynamiques, visuels en tous cas, ne permettre pas d’obtenir des chiffres révolutionnaires. Thèse corroborée par le fait que les versions course arborent un imposant aileron arrière dont la fonction n’a rien de décoratif. Le style ou l’appui, il semble que le designer ait choisi.
Réalisée d’un bloc, la coque entièrement en carbone présente tous les avantages ; sauf celui du coût, mais nous avions promis de ne plus parler argent. En apparence, la finition est forcément parfaite puisqu’il n’existe aucune soudure ou raccord de carrosserie, en dehors des ouvrants bien entendu. D’un point de vue technique, la matière magique permet d’assurer une rigidité inégalable pour un poids dérisoire. Un point commun avec la Ferrari F50.
L’installation à bord du vaisseau, bonheur suprême, coïncide avec le premier problème : atteindre le siège central sans coincer mon mètre quatre-vingt-douze dans la manœuvre. La technique qui permet d’éviter le ridicule, consiste à entrer côté gauche (l’encombrant levier de vitesses se trouve à droite), en marche arrière plutôt que les pieds devant (ce qui rassurera les superstitieux), s’assoir sur le siège passager et enfin, faire pivoter les jambes vers le poste central, en prenant soin de ne pas frotter les pieds contre la planche de bord en alcantara, sous peine de provoquer un arrêt cardiaque à Ron Dennis. L’effort en vaut la peine, car cette position, finalement naturelle, s’avère vite absolument idéale. A tel point que l’on se demande bien pourquoi l’on est assis à gauche lorsque l’on remonte dans une voiture « normale ». Accessoirement, ce choix affranchit le constructeur du coûteux développement d’une version « conduite à droite » pour son marché domestique. Le champ de vision vers l’avant offre un panorama unique sur la route et les abords. Ce qui permet d’apprécier avec tout le réalisme nécessaire les performances inouïes de notre fusée sol-sol.
Sur le papier pourtant, sa mécanique n’a rien d’extraordinaire. Pas de turbo, pas de compresseur, pas de distribution variable, tout juste quatre soupapes par cylindres, un régime maxi de 7 500 tr/mn… Bref, pas de quoi s’extasier. Mais la mécanique de la F1 est comme sa carrosserie : simple, mais sublime et efficiente. En y regardant de plus près, on constate que ce V12, développé uniquement pour McLaren par BMW et géré électroniquement par un système TAG, offre finalement des données hors normes, car sa cylindrée s’élève à six-litres ! Alors, avec plus 100 chevaux et 10 mkg par litre de cylindrée, le total devient stratosphérique : 610 chevaux et 66,4 mkg ! Là, plus personne ne peut suivre. Pas même la Bugatti EB110S, dont la puissance équivalente subit le handicap d’un poids supérieur de 300 kg.
Ainsi, dès la première accélération, le film s’accélère. Seul moment désagréable de cette journée mémorable, je dois faire la connaissance du véhicule… en passager, sur un circuit militaire. Mon pilote du jour s’appelle David Clark. La cinquantaine bedonnante, un peu coincé dans son costume cravate, il n’a pas vraiment le profil d’Ayrton Senna et si son patronyme aurait pu me rassurer, il me renvoie à mes craintes en m’indiquant, hélas, qu’il n’a aucun lien de parenté avec Jim, son homonyme triple champion du monde. Me voilà donc lancé à plus de 250 km/h sur le banking défoncé de la base d’essais de Chobham, dépourvu de moindre rail de sécurité, bordé d’arbres et au milieu des Jeep ou chars d’assaut en manœuvres, aux côtés d’un illustre inconnu. Mais dont je me dis qu’il a autre chose à faire chez McLaren que de détruire la voiture de son patron, avec un journaliste comme plus proche témoin.
Après cette épreuve (finalement, David Clark est mon ami), je prends enfin le volant. Au fait, pour ceux qui connaissent la météo londonienne, par chance, il ne pleut pas. Pour rappel, la McLaren F1 est une deux roues motrices et ne dispose d’aucune aide à la conduite, type antipatinage. Alors, pour faire passer la puissance au sol dans les virages serrés, l’auto est montée assez souple, sans que cela nuise trop à la précision à haute vitesse. Quand on construit des voitures championnes du monde de Formule 1, réglées différemment sur chaque circuit, qu’ils soient rapides, sinueux, lisses ou bosselés, sec ou humide, concevoir une voiture de route devient, non pas un jeu d’enfant, mais un exercice déjà parfaitement maîtrisé.
A mesure que la confiance nous stimule, la McLaren dévoile cependant un potentiel effrayant. Entre la banlieue et nos premières routes de campagne, on se surprend à atteindre 250 km/h entre deux feux rouges ! Et quand je dis, on se surprend, c’est vraiment le terme, tant la McLaren est facile, pleine d’aisance, accomplissant des performances ahurissantes dans un agrément de conduite de voiture de tous les jours : normal, le moteur n’a pas de turbo, il produit donc son effort de façon linéaire, fluide, et le poids de la voiture est ridiculement bas. Mais la vitesse est bien réelle et le reste du monde continue à se déplacer beaucoup, beaucoup moins vite. Tout est à réapprendre. La sensation dominante est que cet engin s’avère totalement inadapté à l’échelle de la Terre. Oui, c’est une voiture de Martien, destinée à évoluer seule sur sa planète. Evidemment, le responsable est à aller chercher sous le capot arrière. Ce V12 est une merveille, peut-être le plus beau moteur que je n’ai jamais essayé. Rageur à hauts régimes, il montre une telle allonge, une telle souplesse qu’il est possible (nous l’avons fait) d’engager les six rapports sans toucher à la pédale d’accélérateur, la voiture avançant au régime de ralenti sur son couple phénoménal ; une fois en sixième, à 50 km/h, accélérez à fond, et vous vous retrouverez à 371 km/h quelques secondes plus tard !
Néanmoins, tout a été fait pour que la voiture soit la moins pointue possible à piloter. Nous l’avons dit, les suspensions sont plutôt souples, ce qui évite de grandes embardées lorsque l’on sollicite l’accélérateur en appui. D’ailleurs, toujours dans le même esprit, la course de la pédale d’accélérateur est particulièrement longue, ceci favorisant le dosage, de même que les rapports de boîte. Et même en cas de perte d’adhérence du train arrière, la progressivité de la puissance, les qualités de précision chirurgicale de la direction et de l’ensemble des trains roulants, le tout associé à un poids plume, permettent de contrôler tout cela sans trop de talent de pilote. Un lever de pied en appui ne provoquera pas non plus de survirage trop prononcé, mais simplement un resserrement progressif de la trajectoire. Vraiment, la facilité de conduite peut être considérée comme une des vertus majeures de cette auto. Seuls les freins ont montré leur limite. A noter que la voiture est dépourvue de servofrein, tout comme de direction assistée et surtout n’a pas l’ABS ! A l’ancienne vous dis-je.
Rassurez-vous, la McLaren F1 accepte également de rouler paisiblement dans d’excellentes conditions. A des allures plus usuelles, la F1 se mue en banal coupé Grand Tourisme équipé de la climatisation et de la meilleure installation radio-CD du marché, conçue exclusivement par Kenwood pour McLaren. Nous sommes loin de la séance de torture qu’impose une F40 sur la route. La généreuse garde au sol (pour une voiture de ce type) n’interdit aucun accès et la suspension s’avère bien plus confortable que celle d’une Porsche Carrera RS. La boîte à six vitesses se manie d’un doigt, la direction d’une main (sauf à l’arrêt) et l’ensemble des commandes sont idéalement placées. A partir du deuxième rapport, l’accélérateur peut être sollicité à fond sans faire cirer les pneus. Avec 610 chevaux, belle performance.
L’habitabilité, parfaite pour le conducteur, même de grande taille (Gordon Murray est un géant !), ravira moins les deux passagers, un peu à l’étroit, mais installés dans une position étudiée pour éviter les crampes. McLaren a même pensé aux bagages qui trouveront place dans deux coffres latéraux à la capacité convenable. Et si vous voyagez à deux, la troisième place pourra accueillir l’excédent. Bref, la F1, contrairement à ce que son nom indique, est une auto très civilisée, utilisable en toutes circonstances. Une conclusion peu crédible. En effet, il faut l’avoir essayée pour le croire.
McLAREN F1
- Moteur V12
- Position Centrale
- Distribution Par chaîne, 48 soupapes
- Cylindrée 6 064 cm3
- Puissance maxi 610 ch à 7 400 tr/mn
- Couple maxi 66,4 mkg à 5 600 tr/mn
- Transmission Aux roues arrière
- Type Boîte manuelle 6 vitesses
- Carrosserie Monocoque carbone, 3 places
- Dimensions (Lxlxh) 4,29 x 1,82 x 1,14
- Pneus (AV-AR) 235/45 ZR 17 – 315/45 ZR 17
- Poids 1 140 kg
- Réservoir 90 l
- 1 000 m départ arrêté 19s6
- De 0 à 100 km/h 3s3
- Vitesse maxi 371 km/h
- Consommation mixte 12,5 l/100 km