Eléna Lucas
Concepts cars : mais pourquoi ne les font-ils pas en vrai ?

Depuis toujours, les prototypes de salon font rêver les consommateurs. Destinés à tester des tendances auprès du public, ces créations futuristes investissent aujourd’hui les jeux vidéo, devenus de véritables laboratoires esthétiques pour les constructeurs. Avec la Bugatti Vision, c’est même quasiment la voiture de série qui y est présentée. Mais si ces créatures voient rarement le jour, ce n’est pas une histoire de gout, mais une simple affaire de coût. Car curieusement, un simple coup de crayon n’est pas gratuit.

MERCEDES-AMG VISION
Quelle merveille ! A ceux qui reprochent à Mercedes de ne pas la produire, la marque à l’étoile a trouvé la réponse : « si, la voiture existera bel et bien ». Petit détail, la production sera limitée à… 5 exemplaires. Tous déjà vendus évidemment, mais le simple fait d’en voir une sur la route un jour sera un pur moment de bonheur.

Le partenariat entre les constructeurs automobile et le jeu vidéo Gran Turismo a pris un tour nouveau, quand les voitures virtuelles proposées sur l’écran… ont été construites en vrai ! Bugatti ou Hyundai, pour citer les productions les plus spectaculaires, les exposaient même fièrement sur les stands du dernier Salon de Francfort. Deux merveilles de style, d’audace et de réalisme pour la Bugatti, puisqu’il s’agit ni plus ni moins du prototype de la Chiron, dont le modèle définitif sera présenté au prochain Salon de Genève début mars.

BUGATTI « CHIRON
Bugatti aussi a cédé aux sirènes du jeu Gran Turismo. En allant très loin puisque l’auto a été construite en vrai. Son véritable nom est Vision (pas très original, comme pratiquement tous les prototypes), mais elle est très proche de ce qui allait devenir la Chiron. En tout cas, le design est bien plus réussi que celui de la Veyron dont la ligne manquait d’agressivité.

Dès l’instant où nous sommes tous d’accord pour considérer ces projets bien plus réussis que les modèles de série, pourquoi systématiquement les abandonner en cours de route ? Pour des questions de coût ? Etrange. Pourquoi dessiner une voiture laide, coûterait-il plus cher qu’un laideron sur quatre roues ? Dans les bureaux de style des grands constructeurs, plusieurs centaines de designers travaillent sur les futurs modèles et il existe forcément quelques merveilles dans les cartons, dont le dessin n’a pas coûté un centime de plus que celui de la Dacia Lodgy. Pourquoi d’ailleurs, Dacia, chantre de la voiture low-cost, est-il dans le même temps devenu le constructeur produisant les autos les plus laides du marché ? Hasard ? Que non, car c’est l’étape suivante qui détermine tout : la capacité et la volonté de la marque de transformer un beau dessin, voire une œuvre d’art dans certains cas, en objet industriel, avec tout ce que cela comporte de contraintes techniques (aérodynamique, poids, homologation, sécurité…), marketing (innover oui, mais en respectant la personnalité de la marque), d’usage (habitabilité, visibilité, capacité de chargement…) et surtout financières.

HYUNDAI N2025
Hyundai ne cesse de monter en gamme. Cette extraordinaire N2025, imaginée pour Gran Turismo a été construite pour être exposée dans les salons de l’auto. Depuis, on rêve toutes les nuits de la voir et de la conduire sur route ouverte, avec une vraie carte grise dans la boîte à gants.

Sur ce dernier aspect, j’ai en mémoire un détail marquant plus explicite que de grandes démonstrations. Nous sommes en octobre 1992, au premier jour du Salon de Paris. Renault est la star du moment. Sur son stand tout blanc, la Twingo première génération tombe le voile. Parmi les nombreuses originalités de cette citadine monocorps et bariolée (un moyen peu coûteux de se distinguer), une en particulier fait jaser les ingénieurs des marques concurrentes, venus tâter, cogner, triturer la carrosserie et l’habitacle de la « grenouille ». Pour la première fois, l’antenne de la radio n’est pas sur le toit, mais sur l’embase du rétroviseur gauche. Simple détail ? Chez Renault, on explique que cette disposition permet d’utiliser un fil de connexion plus court et d’économiser 5 francs de l’époque par voiture produite.

En quatorze ans, il s’en est construit… 2,4 millions, soit une économie de 2,6 millions d’euros en francs/euros constants. Et il en est ainsi pour tous les organes de l’auto, avec des économies à plusieurs millions d’euros chacun. Ainsi, le miracle intervient quand le designer réussi à concilier style et économie : Renault Twingo 1 donc, mais aussi Citroën Cactus, Fiat 500 ou, à une époque plus lointaine, Citroën 2CV, Renault 5, VW Coccinelle et Transporter, première Fiat 500, Austin Mini… Et à l’inverse, Renault Twingo 2 et évidemment toutes les Dacia, ce qui est assez cohérent pour une marque low-cost. Techniquement, la première Logan allait très loin dans son design étudié financièrement : vitres quasi-plates, formes de carrosseries bien carrées, simples et faciles à emboutir, fixations apparentes et récupération d’un maximum d’éléments d’anciennes Renault, amortis depuis longtemps.

BMW 3.0 CSL HOMMAGE R
Les constructeurs aiment aussi courir après leur passé. A condition d’en avoir un, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Témoin cette étude de style autour de la mythique BMW 3.0 CSL qui domina les pelotons de la catégorie « Tourisme » dans les années soixante-dix. Une auto qui installera via la compétition, les fondements de l’image sportive de la marque, qui ne s’était jamais exprimé avec le moindre succès jusque là. Ainsi, la version moderne ne doit-elle son existence qu’à ce revival historique, ne préfigurant en rien un futur modèle. Ce qui est bien dommage.

N’allez pas croire que seuls les modèles bon marché subissent cette cure d’austérité entre la planche à dessin et l’industrialisation. Dans un univers aussi concurrentiel que celui de l’automobile, toutes les gammes, toutes les marques, y compris les plus prestigieuses, traquent l’économie pour proposer leurs produits à des tarifs acceptables. Le talent du chef de projet consistant à savoir approcher la limite, sans jamais l’atteindre, la faute étant souvent éliminatoire sur ces segments. La preuve, les cimetières des prétendus haut de gamme des marques généralistes sont remplis de cas d’école : Opel Omega, Renault Vel Satis, Lancia Thema, Ford Scorpio, Peugeot 605, Citroën XM, etc. Toutes à côté de la plaque pour ne pas s’être donné les moyens de leurs ambitions. Et quand on parle de problème de culture haut de gamme chez ces marques, c’est tout simplement parce que chez Mercedes par exemple, la question de savoir qui a le final cut du projet ne se pose pas dans les mêmes termes. Le point de vue du financier, c’est refuser le léger galbe d’une aile arrière qui va couter quelques millions supplémentaires en contrainte techniques, sans le moindre impact sur le chiffre d’affaires. Car à la question « combien vas-tu en vendre de plus grâce à ça ? », le designer n’aura jamais aucune réponse tangible à opposer. Mais on sait maintenant que la carrière d’un modèle peut se jouer sur quelques détails esthétiques. La culture d’entreprise, ce n’est pas aller systématiquement vers celui qui parle avec les chiffres, mais savoir écouter celui qui parle avec les mots. Des marques comme Jaguar ou Alpine, qui se sont un peu perdu durant deux ou trois décennies pour avoir confié leur destin aux premiers, reprennent aujourd’hui le contrôle de leur ADN. Ce qui n’empêche pas de féroces batailles internes entre tous les services, autour des berceaux des nouveaux modèles, évidemment.

INFINITI VISION GT
Très bel exercice de style pour ce coupé Infiniti, vedette lui aussi du jeu gran Turismo. Une maquette a été construite à l’échelle 1 et exposée dans les salons, mais l’auto ne verra jamais le jour. Néanmoins, il y a fort à parier que si la marque de luxe japonaise se lance sur le marché des GT, le produit ressemblera fort à cette Vision dont les proportions sont tout à fait réalistes. Chiche ?

Même dans les hautes sphères automobiles, la gestion des coûts ne peut pas être ramenée au rang de détail. Je me souviens du cahier des charges de la McLaren F1 de 1995, que Ron Dennis a exprimé à Gordon Murray, et qui tenait, non pas en une page, mais en une ligne : « la voiture la plus superlative de tous les temps, sans aucune considération financière ». Résultat, l’auto est sortie à un tarif d’un million de dollars hors taxes (près de 1,5 million d’euros TTC actuels !) et a été un énorme échec commercial. Elle s’est bien rattrapée sur le marché de la voiture de collection depuis, sa rareté étant devenue un argument. Aujourd’hui, je reste convaincu que même une LaFerrari ou une Bugatti Chiron ont été conçues avec une approche budgétaire sérieuse. Et il est évident que ces deux marques, tout comme Lamborghini, Rolls ou Bentley, bénéficient de l’expérience des grands groupes auxquelles elles appartiennent. Car à l’autre extrémité spectre, c’est une autre forme d’art, tout aussi complexe, que de concevoir une citadine à succès en respectant un coût de production prétendument intenable. D’autant que les contraintes s’alourdissent chaque jour : test du choc piéton à l’avant, structures déformables pour obtenir 5 étoiles au crash test euro NCAP, etc.

Heureusement, une nouvelle donnée est venue modifier les priorités des services marketing. Aujourd’hui, toutes les études le démontrent formellement, la principale motivation d’achat d’un véhicule, c’est sa ligne. Pour une raison simple : au royaume du benchmark tout puissant, les constructeurs se marquent à la culotte sur toutes les composantes d’un véhicule et il est bien difficile pour le consommateur de faire un vrai mauvais choix. Plus jamais, une marque généraliste ne produira une voiture-catastrophe consommant deux fois plus que ses concurrentes ou avec une tenue de route dangereuse. Ainsi, le dernier espace dans lequel « faire la différence » est encore possible, donc le dernier espace de liberté, c’est le style ! Certains ont mis plus de temps que d’autres à le comprendre ou à l’admettre. En la matière, Citroën a dix ans d’avance sur Renault. Quand la marque aux chevrons commençait sa mue avec la ligne DS ou les jolies C3, C4, Billancourt présentait les immondes Laguna III et Twingo II. Depuis, Renault a fait ses révolutions, embauché un talentueux chef du design et les très réussies Captur et Clio V ont remis la marque à l’endroit.

VOLKSWAGEN GOLF GTI SUPERSPORT
Tant qu’à faire une voiture qui n’existe pas, autant se lâcher sur ses caractéristiques techniques, ça ne coûtera pas plus cher. Ainsi, cette Golf très spéciale annonce-t-elle une puissance de 503 chevaux (belle précision) pour un poids plume de 1 275 kg. Pour que sa ligne soit extrêmement agressive, les stylistes lui ont carrément supprimé son toit avec un pare-brise ultra incliné. Effet saisissant, même si de profil, on a un peu l’impression que l’auto vient de faire un tonneau.

De fait, à la lumière de ces expériences, la donnée artistique est devenue essentielle, mais toujours dans une logique de coût de production, le prix des voitures n’ayant pas augmenté sous prétexte qu’elles sont devenues plus belles. Philippe Nemeth, professeur dans la très réputée école de design Strate Collège le résume parfaitement : « par nature, les designers apprennent maintenant à concevoir économique, dès la genèse du projet. Vu les enjeux, la longueur des process, la rigidité des segments, il y a énormément de garde-fous pour contenir leurs envolées. Il faut veiller notamment à éviter les déchets de matière. Un designer qui va s’attaquer à un sac à dos chez Décathlon aura plus d’autonomie, c’est évident, et y prendre peut-être même plus de plaisir ! » En tous cas, il n’y a donc plus d’opposition de principe entre « artiste » et « comptable ».



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