Les essais de Luc Ferry : Lamera Cup

Le premier philosophe pilote… ou bientôt pilote-philosophe. Luc Ferry est un authentique expert de l’automobile sous toutes ses formes. Pourtant, il manquait sur son CV la participation à une véritable course automobile. Après cette première expérience en Lamera Cup, qui en appellera d’autres, il nous livre aujourd’hui son récit sous l’angle philosophique. Un document exceptionnel de justesse et d’analyse, à méditer pour tous les pilotes, ou ceux qui rêvent de le devenir.

Voici notre voiture, engagée dans la formule à succès du moment : la Lamera Cup où bataillent joyeusement pilotes pros et purs amateurs dans une ambiance absolument géniale.

Au mois de juillet dernier, je participe avec mon ami Thierry Soave, au Castellet, à la Lamera Cup, une épreuve de douze heures sur des voitures de pure compétition. Conçues par Wilfried Mérafina, excellent pilote lui aussi, l’un des tout meilleurs sur le circuit, elles affichent 350 ch pour un peu moins de 800 kilos.  Palettes au volant, intérieurs évidés au maximum, tenue de route remarquable, ce sont de vrais petits monstres. C’est ma première « vraie course » moderne. J’ai souvent participé à des courses classiques, fait, notamment pour Car Life, de nombreux essais,  j’ai eu la chance de  conduire à peu près tout ce qu’on peut conduire, des motos de compétition, des Ferrari, des Maserati, des Jaguar anciennes ou modernes (dont une merveilleuse type D),  des Formules Renault, des Formule 3 et même une magnifique F1, mais je n’ai encore jamais connu ce qui s’appelle une compétition d’aujourd’hui et la Lamera Cup en est une,  une  vraie de vraie. J’ai déjà tourné à Nogaro, à Montlhéry, au Mans ou à Pau, mais jamais au Castellet, et comme 12 heures, c’est long, et que les Lamera sont tout de même des bolides, j’avoue avoir un petit stress quand je réussis tant bien que mal à glisser mon mètre quatre-vingt-sept et mes (hélas) 95 kilos derrière le volant. Las, au moment de faire les essais, la boîte de vitesses tombe en rideau. C’est le boitier électronique qui fait des siennes et la boîte joue les mayonnaises, passant de sixième en seconde, ou l’inverse, le tout sans transition, comme on dit au journal télévisé. Les mécanos ont beau être épatants, la jolie petite voiture bleue, blanc rouge reste 4 heures bloquée aux stands.

Wilfried Mérafina, le génial concepteur de cette formule à succès.

Du coup, pas d’essais possibles. Je vais devoir entrer directement dans la course sans connaître ni la voiture, ni le circuit. Thierry me propose quand même deux ou trois tours en passager avec lui, sur une autre voiture. J’ai horreur d’être conduit. Même au ministère, il m’arrivait de prendre le volant, laissant mes chauffeurs à la maison. Mais là, pas moyen d’y échapper. Il faut quand même que je fasse connaissance avec le circuit. Bon, je ne vais pas le flagorner mais, il faut avouer -tous les concurrents me le confirmeront durant les trois jours que dure la course- Thierry est un sacré pilote. Il va vite, très vite, et c’est propre. Cela dit, il peut lui arriver, comme à tout le monde, mais très rarement de quitter la piste (pas aujourd’hui j’espère) et quand je rentre au stand, je n’ai plus un poil de sec. En plus, le cagnard cogne lui aussi à plein régime, il fait 35 degrés sur la piste, et plus de 50 dans les voitures !

Grâce à l’ami Wilfried, on trouve quand même le temps de me faire faire en vitesse trois autres tours, moi-même au volant, Willy à mes côtés. C’est un super prof. Il m’explique les trajectoires, les distances de freinage, les points de braquage. J’admire son courage, car je veux quand même savoir avant que la course ne commence ce que la bête à dans le ventre, de sorte je me paie trois belles sorties de routes. Willy reste imperturbable, d’un calme olympien. Il m’indique seulement comment éviter de me planter la prochaine fois. Super sympa, comme son père, d’ailleurs, et sa charmante femme, qui s’occupe à merveille de l’organisation – que je salue et remercie au passage !

Changement de pilote à réaliser dans un temps éclair. Heureusement, Thierry et moi faisons pratiquement la même taille (le pauvre est encore plus grand que moi).

            Trois tours, c’est loin, très loin d’être suffisant pour être vraiment au point, mais c’est tout de même mieux que rien. Les virolos, ça va, pas de problème, je les prends bien, mais la grande courbe et le fameux « double droite du Beausset » qui lui fait suite, c’est une autre paire de manches. On prétend que seul Prost a su les négocier parfaitement, ce qui lui a permis de battre ici Senna. Même un excellent pilote comme Thierry me confirme qu’il y a plusieurs approches possibles, et que ça va m’empêcher de dormir. Et de fait, mes premiers chronos ne sont guère enthousiasmants. Je n’ai pas encore la voiture en main, ni le circuit dans la tête et le couperet tombe : 2mn 45 ! Bon je regarde les derniers, pour me consoler, certains me font l’amitié de passer les 3 mn. Mais je m’intéresse aussi aux premiers et là, l’orgueil en prend un coup ! Le meilleur d’entre eux, le sympathique Emmanuel Orgeval, tourne en 2mn 29 (le matin tôt, piste encore à peu près fraiche) et Thierry, dans des conditions, il est vrai, plus difficiles, passe lui aussi sous les 2mn 30 ! C’est comme le classement ATP au tennis. Vous êtes un bon joueur, vous êtes, disons, classé 2/6, mais si vous tombez sur Federer, vous vous retrouvez minable !

Fin du premier tour, et Thierry, parti dernier, a déjà gagné une quinzaine de places, avant d’amener la voiture aux portes du podium.

Il va falloir que j’en mette un sacré coup et comme je n’ai pas pu participer aux essais, c’est pendant la course que je vais devoir apprendre. Avec 27 voitures en piste, il vaut mieux faire attention : inutile de tenter quoi que ce soit de dangereux pour les autres. Comme nous n’avons pas pu participer aux essais, nous partons en 28ème position, bons derniers. Thierry remontra la voiture jusqu’à la 4ème place (!!!!) à l’issue de son premier relai et d’un départ, disons, offensif. De mon côté, je commence à prendre la mesure de la voiture. C’est l’avantage de la Lamera Cup, les courses sont très longues et on roule énormément. En fin de parcours, je tourne en 2 mn 38, à huit secondes d’écart des tout meilleurs.

Merci à mon coéquipier et instructeur préféré !

Soyons franc, j’ai des enfants encore jeunes et je n’ai pas envie de m’exploser pour le quart d’heure. Mais il y a plus : la course est très technique. Une fois en piste, ou bien on accélère ou bien on freine, mais entre les deux, il n’y a rien, pas de vitesse linéaire. Jamais ! Or le premier défaut du novice (et je le suis sur cette voiture et sur ce circuit), c’est de freiner trop tôt. Après on se retrouve tout bête, parfois même on réaccélère, ce qui prouve qu’on a vraiment mal joué le coup et qu’on a perdu du temps. Le deuxième défaut, c’est dans les grandes courbes : au début je passe à 140 km/h, à la fin à 170/180, mais les meilleurs, comme Willy ou Thierry, passent à près de 200 km/h dans cette terrible courbes de Signes qui semble interminable. Il faut avoir le gros cœur ! Pour vous en faire une idée pensez à ce que vous faites, ou plutôt ne faites pas, quand vous êtes sur l’autoroute et que vous roulez à 200 km/h (en Allemagne, bien entendu) : la première chose qu’on évite de faire, c’est de tirer sur le volant comme une bête, pour faire virer la voiture et la mettre en glissade des quatre roues non ? C’est pourtant ce que font mes petits camarades les plus rapides et ça demande un peu de culot.

Interview pour expliquer ce qu’un philosophe vient faire sur une course automobile.

            Alors vous me direz, pourquoi tout ça ?  C’est, certes passionnant, hors du commun, mais fatigant et, avouons-le, parfois stressant. Il faut quand même aller le plus vite possible, ce qui amène forcément quelques prises de risques. Il y a sur le plateau, comme je vous l’ai dit, des pilotes professionnels du plus haut niveau. Tous ou presque ont déjà eu des accidents qui font mal, parfois très mal. On me dira en plus que ce jeu est infantile, qu’il ne sert à rien, et que même si j’envisage d’approcher un jour les meilleurs (l’espoir fait vivre), je ne vais de toute façon pas devenir numéro un mondial. Alors pourquoi ? Réponse : parce que dans un sport dangereux  -et la course automobile, même si elle l’est infiniment moins que du temps de mon père, le reste encore-, on croise trois dimensions essentielles à toute vie humaine.

Avec Thierry Soave et Soheil Ayari, l’un des pilotes les plus doués de sa génération, recordman des victoires en Championnat de France de Formule 3 : 12 sur 13, ni Alain Prost ou Charles Leclerc n’ont fait mieux.

            D’abord, tout simplement, celle que Rousseau appelait la « perfectibilité » et qu’on nomme aussi le « dépassement de soi ». Il devient, certes, de plus en plus difficile de se dépasser avec l’âge, mais on peut toujours (en tout cas longtemps) compenser par l’expérience. Quand je vois des pilotes comme Ragnotti ou Vatanen faire encore aujourd’hui démonstration de leur savoir faire, même s’ils vont sans doute moins vite qu’avant, la confiance et la sûreté avec laquelle ils exécutent leurs acrobaties incroyables prouve qu’on peut progresser presqu’indéfiniment. Mais il y a plus. Même si les progrès ne sont pas infinis, parce qu’un jour ou l’autre, on rencontre ses limites et qu’on commence à régresser dans les domaines où le physique compte quand même pour beaucoup, vaincre un danger, prendre sur soi, surmonter une peur contribue à nous rendre meilleurs. Chaque fois que nous parvenons à sortir victorieux d’une angoisse, quelle qu’elle soit, nous gagnons en liberté, en confiance en nous, voire en ouverture aux autres, et c’est là sans doute l’un des enjeux majeurs des sports dangereux.

Le briefing des pilotes le samedi matin est un moment essentiel pour les débutants comme moi.

Enfin, et c’est l’essentiel, l’une des plus grandes joies de l’existence consiste à parvenir, ce qui n’est pas si facile, à habiter le présent. Carpe diem, disait Horace, reprenant un thème cher aux stoïciens qui pensaient que deux maux viennent en permanence gâter l’existence des humains : le passé et le futur. Le premier nous tire en arrière, soit qu’il ait été heureux, et alors c’est la nostalgie du « bon vieux temps » qui s’empare de nous, soit que, malheureux, il vienne nous réveiller la nuit par l’entremise de ce que Spinoza appelait les « passions tristes » : les hontes, les remords, les regrets, les culpabilités. Et quand nous parvenons à nous arracher à ces pièges, c’est pour tomber dans un autre, celui du futur, de l’espoir que « ça ira mieux après », quand on aura changé de ceci ou de cela, de voiture, de maison, de métier, voire de mari ou de femme, acheté tel bien, accompli telle tâche. Comme le disait Sénèque dans ses fameuses Lettres à Lucilius, qui ont bercé l’enfance de tous les latinistes en herbe, à force de vivre dans les dimensions non réelles du temps (le passé n’est plus, le futur pas encore), « nous manquons de vivre ». Nous ne sommes jamais dans le présent, pourtant seul réel. Eh bien, pour revenir au sport automobile, je puis vous assurer que quand on est volant, dans la grande courbe du Castellet, le passé et le futur n’existent plus ! Seul le présent compte, un présent qu’on a tout intérêt à habiter du mieux qu’on peut, sous peine de finir à l’hôpital dans un futur très proche ! C’est là que l’intensité de la vie reprend ses droits. Et puis, par-delà la compétition, il y a l’amitié, et disons les choses simplement, l’ambiance de la Lamera Cup, grâce aux mécanos, qui sont formidables, aux organisateurs et aux autres pilotes, est épatante.  Merci à eux ! Je rêve de revenir.



>