Les essais de Luc Ferry : la voiture autonome

L’intelligence artificielle va bouleverser nos vies. Nul n’y échappe. J’ai donc voulu essayer l’avenir qu’elle nous ouvre dans le monde de la mobilité, et en l’occurrence, l’avenir, c’est la voiture autopilotée (« autonome ») mise au point avec talent par les ingénieurs de chez Valéo.

Lecture du dernier numéro de Car Life au volant. Enfin, « au volant », façon de parler…

Oui, l’intelligence artificielle, l’IA, est partout. Dans votre Smartphone et votre ordinateur, dans les avions, les chars et les bateaux, dans les entreprises et les services publics, dans les hôpitaux et les banques, mais aussi, last but not least, dans les voitures.  Disons-le tout net : elle est bluffante (vous pouvez en juger par vous-même en regardant la petite vidéo de l’essai que j’ai postée sur Facebook). Sur un parcours d’environ trois kilomètres en plein Paris, au milieu de la circulation, elle évite les obstacles, accélère et freine tout en douceur de sorte qu’au bout de quelques minutes on est tout à fait rassuré. Nous avons croisé des piétons, des cyclistes, des motos, des camions, des voitures et des feux de signalisation, le tout sans jamais toucher à un volant qui tourne tout seul, comme si l’homme invisible était installé à la place du conducteur. Pour réaliser ce tour de force, notre Land Rover de série est équipée de cinq éléments, eux aussi de série  : des scanners laser Lidar qui font, comme un navigateur, de la triangulation, à ceci près qu’ils ne  travaillent pas avec trois droites, mais avec des milliers de points pour obtenir une précision au centimètre près ; il y a ensuite des radars qui calculent le différentiel de vitesse entre la voiture et le monde extérieur (les autres voitures, motos, vélos, piétons, animaux, etc.) ; puis des capteurs à ultrasons (les fameux « bip bip » qui sonnent à l’approche d’un obstacle et qui équipent déjà nos aides au parking), une caméra qui fait de la reconnaissance d’objets à une vitesse supersonique et enfin, bien entendu, un petit ordinateur qui contient les règles formelles et une intelligence artificielle (IA) qui traite en quelques millièmes de secondes les millions de données recueillies en permanence par les autres équipements.

Valéo, entreprise française à la pointe de la technologie essentielle pour l’avenir automobile.

La voiture de Valéo atteint déjà le niveau 4, mais dans quelques années, des voitures de ce type auront atteint le niveau 5 (plus du tout besoin de volant) et elles seront commercialisées. Les effets bénéfiques de ces autos d’un genre inédit seront considérables : réduction drastique du nombre d’accidents, plus de limitation de vitesse imposée d’en haut, plus besoin de permis de conduire, plus d’alcoolisme au volant (non que le Français arrête de picoler, mais il n’a plus de volant, ce qui est plus efficace que la prohibition…),  plus de parking dans les villes (la voiture ira se garer toute seule et reviendra vous chercher quand vous l’appellerez avec votre Smartphone), et, n’en déplaise à Mme Hidalgo que cela va sans doute beaucoup chagriner, une réduction massive des embouteillages (car les voitures seront interconnectées)… On pourra aussi obtenir des livraisons sans chauffeur à partir des différents points de vente, une réduction du nombre de panneaux de signalisation, une diminution quasi totale des contraventions et des délits routiers, une augmentation considérable du temps de travail possible (les voitures deviendront des bureaux roulants), et enfin, une réduction de la pollution (elles seront électriques dès qu’on aura résolu le problème des « terres rares »)… Bien entendu, si on ne regarde que le court terme, certains diront que ce type de véhicule va détruire des emplois, et c’est vrai : ceux des routiers (car le camion autonome est tout aussi efficace que la voiture particulière), des chauffeurs de taxi, des carrossiers, tandis que les pompiers, gendarmes et personnels hospitaliers auront plus de temps pour s’occuper à d’autres tâches que celles que leur imposent les accidents de la route. On estime qu’une fois la voiture autonome vendue massivement aux Etats-Unis, entre deux et trois millions d’emplois pourraient disparaître. Mais c’est un peu comme si on plaignait les médecins parce que, leur art progressant, il y aurait moins de malades. En réalité, les véritables difficultés seront ailleurs : la voiture autonome n’obéit pas encore aux signaux des agents de police (elle a du mal à reconnaître les uniformes), elle est sujette aux risques de piratage. En outre, l’acceptabilité en cas d’accident grave sera pendant longtemps, même si c’est irrationnel, bien moindre qu’avec les humains. Il y a eu cette année en France près de 3 700 morts sur les routes et plusieurs dizaines de milliers de blessés. Ce chiffre tendra vers zéro, la voiture autonome n’ayant pour l’instant connu « que » trois accidents mortels, deux aux Etats-Unis et un en Chine, sur les millions de kilomètres qu’elle a déjà parcourus dans le trafic. On en a beaucoup parlé, mais s’il s’agissait de pilotes humains, personne n’en aurait dit un mot. Or elle n’en est qu’à ses débuts : il faut se projeter dans l’avenir et imaginer ce dont elle sera capable dans vingt ans ! Quant aux questions touchant la responsabilité juridique en cas d’accident, elles seront sans doute plus faciles à régler. Il est probable que les constructeurs prendront tout à leur charge, ne serait-ce que pour lever les réticences des acheteurs. Il y a peu encore, je pensais que le surcoût occasionné par les équipements nécessaires à l’autopilotage resterait pendant longtemps dissuasif, mais les accessoires qui équipent la voiture de Valéo sont 100% européens et fabriqués en série, de sorte que leur coût total n’excède pas les 5 000 €. Il sera donc bientôt intégré dans le coût total du véhicule, comme l’ABS, l’aide au parking, la caméra de recul ou l’ESP. Les politiques absurdes qui rendent la vie impossible aux automobilistes seront donc bientôt obsolètes.

        Si on veut maintenant aller plus loin, et comprendre ce qui permet à cette voiture de fonctionner, il faut avoir une idée plus précise de ce qu’est l’intelligence artificielle (IA). Sans elle et ses performances hallucinantes, les données recueillies par les différents capteurs qu’on vient d’évoquer ne serviraient tout simplement à rien.  Pour se repérer dans les débats que  suscite l’IA, il faut commencer par distinguer l’IA dite « faible », qui est déjà réalité, de la l’IA dite « forte », qui reste encore une utopie, pour ne pas dire un fantasme. En première approximation, l’IA forte serait celle d’une machine capable, non pas de mimer l’intelligence humaine, mais bel et bien de se doter d’une authentique conscience de soi, de libre arbitre ainsi que d’émotions. En comparaison, l’IA faible n’est jamais qu’une imitation mécanique, toute extérieure, de la pensée humaine, aucun ordinateur n’ayant jusqu’à présent réussi à franchir le fameux test de Turing, ce mathématicien britannique auteur d’une expérience dans laquelle un être humain dialogue avec une « entité » cachée, sans savoir s’il s’agit d’un ordinateur ou d’un autre humain. L’ordinateur mime le dialogue, mais comme un mauvais psychanalyse qui, entendant le mot « maman », vous fait « hum…hum… » et vous demande d’associer  librement, l’ordinateur est  très vite si décalé que l’humain, même un peu niais, finit par s’apercevoir que son interlocuteur n’est en effet qu’une machine. Les partisans de l’IA forte répondent, en s’appuyant sur un matérialisme philosophique, que le cerveau n’étant lui-même qu’une machine sophistiquée, on finira un jour, fût-ce au prix d’hybridations, par fabriquer son équivalent numérique sur lequel on pourra stocker son intelligence et sa mémoire. Alors, doté de conscience de soi et d’émotions, l’ordinateur sera capable de penser, de prendre des décisions, voire de se reproduire. De là la thèse d’un Ray Kurzweil, le patron de « l’université de la singularité » financée par Google, selon lequel nous pourrons atteindre l’immortalité en nous hybridant avec ces entités nouvelles, devenant ainsi nous-mêmes des « posthumains ». Pur délire ?  Peut-être, mais il s’agit d’un délire que nombre de mathématiciens travaillant dans le domaine du cognitivisme partagent avec enthousiasme. Cela étant dit, quand bien même on resterait convaincu que l’IA forte n’est qu’une utopie, l’IA faible, elle, est déjà une réalité qui dépasse de très loin les capacités intellectuelles des simples mortels. Elle résout des problèmes à l’aide d’algorithmes qui traitent en un clin d’œil d’énormes masses de données (le big data). C’est elle qui fonde toute l’économie dite « collaborative » (Uber, Airbnb, Blablacar, etc.). On compare souvent les algorithmes à une recette de cuisine qui décrit une série d’opérations permettant d’aboutir à un résultat. L’IA faible, bien sûr, utilise des fonctions autrement plus complexes. Elle repose sur des couches de neurones artificiels qui s’auto-éduquent en permanence, mais la métaphore de la recette en donne quand même une idée. Depuis la victoire de l’ordinateur Deep Blue, sur le champion du monde d’échecs, Gary Kasparov, en l997, nous savons qu’elle peut nous surpasser dans bien des domaines, y compris dans certains secteurs sophistiqués du droit ou de la médecine. Sans sa capacité extraordinaire, des millions de fois supérieures à la nôtre, de traiter des milliards de données en temps réel, il n’y aurait pas de voiture autonome. Et quand on sait que l’IA dite « faible » ne cesse jamais de progresser, on peut penser que d’ici une vingtaine d’années tout au plus, le parc automobile français sera composé d’un large part de voitures autopilotées. Pour ceux qui aiment conduire, c’est sur les circuits, avec de bons vieux volants, qu’il faudra se replier.



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