Les essais de Luc Ferry : Jaguar Type-D

On dit souvent qu’il ne faut pas réaliser ses rêves, qu’on est toujours déçu quand les vieux fantasmes qu’on a ruminés pendant des années passent à l’acte, deviennent réalité. Eh bien, s’agissant des voitures de courses, je peux vous assurer que c’est une blague.

La Type-D est une petite voiture, mais quel style ! D’ailleurs, sa valeur n’a rien à voir avec sa taille : 15 millions d’euros, au bas mot…

Depuis l’âge de 15 ans, je rêvais de conduire trois voitures : une Bugatti type 35,  une vraie Formule 1  bourrée de vitamine, et la  mythique Jaguar Type D qui avait remporté le Mans en l955, l’année du terrible accident qui endeuilla le monde de l’automobile et qui reste encore aujourd’hui dans toutes les mémoires. Pour la Bugatti, c’est fait, grâce à la gentillesse de Caroline Bugatti qui m’a prêté pendant une journée entière, sur circuit puis sur la route, une 35 B qui avait appartenu à son grand père et qui était dans un état d’origine absolument impeccable. Et c’est peu de dire que je n’ai pas été déçu : cette voiture est un régal à conduire, une tenue de route et un feinages étonnants pour l’époque, et une puissance qui épate encore.  Mon père avait été moniteur et pilote sur une voiture du même type et dans le garage où j’ai passé mon enfance, entièrement dédié à ses voitures de courses, j’en ai vu passer des dizaines (35 A ou B, mais aussi des 37 avec le 4-cylindres de 1500 cc). Avec mes frères, nous jouions dedans pendant des heures, à côté des Cisitalia et des Maserati 1500. De temps à autres, mon père faisait un tour avec, pour s’amuser, à fond la caisse, faisant des têtes à queue dans les avenues de Paris qui n’étaient évidemment pas bondées comme aujourd’hui.  Pour la F1, c’est fait aussi – voir le dernier numéro de « Car Life » où j’ai relaté cette expérience fantastique avec la F1 de Jean Alesi qu’on m’a prêtée sur le circuit du Var, au Luc (ça ne s’invente pas…).

Imaginez mon émotion au moment de prendre le volant d’un bolide qui a bercé mon enfance.

Quant à la Jaguar Type D, je n’y croyais pas. Comment en trouver une encore en bon état, je veux dire une authentique, pas une copie, sachant qu’à ce qu’on m’a dit, il n’en existe plus qu’une seule vraiment d’origine sur le territoire français ? C’était sans compter sur la persévérance de mes camarades de « Car Life » et la générosité de Jaguar France ainsi que de son aimable directeur de la communication, David Bucher, qui a eu la bonté de me prêter la première D, le prototype de l954, et ce toute une matinée. Une voiture unique, à proprement parler exceptionnelle, d’une beauté à couper le souffle et dotée d’un moteur et de qualités routières hors du commun. Il faut que je vous raconte…

Voiture de course, voiture de route, à l’époque, on ne faisait pas vraiment la différence. Témoin cette roue de secours dissimulée dans le compartiment arrière, prévu dès la conception.

        Rendez-vous est pris, donc, pour nous retrouver un matin sur le circuit du Val de Vienne, à côté de Montmorillon. Dans mes souvenirs d’enfant de cinq ans, la Type D était une voiture d’une taille et d’une beauté époustouflantes. Lorsque je la revois pour l’anniversaire de ses  soixante ans,  l’impression de beauté est toujours là, peut-être même plus encore. La type D est une véritable œuvre d’art, autrement plus belle et plus impressionnante que la plupart de celles qui relèvent aujourd’hui de ce qu’on appelle « art contemporain ». En revanche, la voiture me paraît toute petite. C’est normal : j’ai grandi, mais objectivement aussi, c’est une petite voiture qui ne pèse guère plus de 800 kg. Dotée du fameux bloc 6-cylindres 3,4 L qui équipera aussi les premières berlines MII, puis sera passé en 3,8 L sur les toutes dernières versions, elle atteint une puissance de 250 cv (et même un peu plus chez celles qui sont préparée pour le Mans ainsi que dans les 3,8). Les performances sont exceptionnelles pour l’époque : plus de 270 km/h dans la ligne droite des Hunaudières (voire, à ce qu’on m’a dit, 290 km /h) et 4,7 s de 0 à 100 km/h ! Ce n’est pas seulement le moteur qui explique ces performances qui permettront à la Type D de remporter le Mans en l955, l956 et l957, avec, pour la dernière année, excusez du peu, quatre voitures aux quatre premières places !

Le grand volant et l’imposant tunnel central réduisent considérablement l’espace disponible pour le pilote. Notez l’état de conservation absolument exceptionnel.

C’est aussi son superbe dessin du au coup de crayon d’un aérodynamicien génial, issu de l’aviation, Malcom Sayer. Il proposera deux Type D, « short nose » et « long nose », autrement dit, « museau court » ou « museau long », avec différents modèles de pare-brise et d’ailerons arrière.  Au fur et à mesure de la production, les rétroviseurs extérieurs et l’échappement latéral seront supprimés pour éviter toute prise à l’air inutile et gagner encore quelques km/h. Si l’on ajoute que la   carrosserie est composée d’une structure monocoque et que la D est équipée de frein à disques, on comprendra qu’on a affaire à une voiture techniquement au sommet. Il faut dire qu’à l’époque où Jaguar s’engage pour la première fois dans la course automobile, en l948, avec la fameuse, et elle aussi très belle, XK 120, qui sera bientôt remplacée par la XK 140, puis par la sublime type Type C, les adversaires de la firme anglaise se gaussent à l’aide d’un slogan ravageur : « Les Jaguar, rien ne peut les arrêter, pas même leurs freins ! ». Eh bien c’est fait, avec la D, les Jaguar freinent aussi bien qu’elles accélèrent !

Météo toute britannique pour mon essai. Encore merci de votre confiance M. Jaguar.

        Mais passons aux choses sérieuses. En arrivant, tôt le matin, sur le circuit, je bous d’impatience. Malheureusement, le temps, aussi anglais que la voiture, n’est pas avec nous.  Il pleuvasse et l’un des pilotes professionnels qui se trouvent là me déconseille d’aller sur le circuit. Il y a là déjà quelques Ferrari qui tournent, conduites par des amateurs dont l’un d’eux vient de faire un 360 degrés – sans le faire exprès, bien sûr – , ce qui n’est pas très rassurant si l’on songe que la voiture qu’on met à ma disposition vaut près de 15 millions d’euros. Pas question de l’abîmer ! Qu’à cela ne tienne, je l’essaierai sur les routes de la région. A cette heure matinale, le dimanche, elles sont désertes et de toute façon, je n’ai pas l’intention de bousculer par trop la vielle dame.

Seulement 250 chevaux pour le 6-cylindres en ligne, mais installé dans une auto de… 800 kg.

Le sympathique pilote/ingénieur qui est venu d’Angleterre avec la voiture, me donne dans sa langue natale un petit cours, me montre les clignotants, le démarreur, l’emplacement des quatre vitesses, etc. On sent qu’il aime son bébé par dessus tout, et qu’il a quand même un peu d’angoisse à l’idée de me le confier.  Je le rassure : avec plus deux millions de kms dans les pattes, je n’ai encore jamais eu d’accident ! Pas de raison que sa commence aujourd’hui. Je glisse tant bien que mal mon mètre quatre vint sept dans le cockpit de course, avec son énorme tunnel de transmission, son petit levier de vitesses coudé, son immense volant… Tout est d’époque, les instruments de bord, l’aluminium du tableau, le cuir des sièges, et je me sens littéralement plongé dans le passé. J’appuie sur le démarreur. Le bruit du moteur est magique. Ça me rappelle tant de choses, toute mon enfance qui revient. Il ne manque que l’odeur d’huile de ricin pour que le tableau soit parfait. J’enclenche la première. La boîte est ferme, mais d’une précision impeccable. Je fais patiner un peu l’embrayage (pas question de caler devant la foule qui me regarde partir), et la voiture décolle tranquillement.

Comme toujours sur les voitures de course, l’efficacité des rétros est toute symbolique.

En vérité, elle est incroyablement facile à conduire. Les vitesses passent sans effort, le grand volant permet une conduite très précise et on se sent tout de suite à l’aise. Je touche les freins, juste pour voir (mon père, qui fut un grand pilote, m’a toujours dit que c’était la première chose à faire quand on montait dans une voiture qu’on ne connaît pas). Disons que ça ralentit, mais si on pousse fort, ça freine. Comme toutes les anglaises que j’ai conduites (j’ai eu quelques Triumph), la suspension est raide et la voiture tressaute un peu sur les bosses, mais notre ami anglais m’a dit de ne pas m’en faire : la tenue de route, m’assure-t-il, est malgré tout fabuleuse. Quand je me sens enfin tout à fait à l’aise (il a cessé de pleuvoir et le soleil sèche les routes) j’avise un endroit où la visibilité est totale et j’enfonce l’accélérateur à fond, en seconde, puis en troisième. Jusqu’à 3500 tr/mn, ça pousse bien, mais après, et jusqu’à 6 000 tr/mn, c’est tout simplement diabolique ! Le bruit est phénoménal, mais l’accélération aussi, et la voiture va vite, très vite. Je me dis que pour la pousser dans ses derniers retranchements, il faut quand même avoir ce qu’on appelle le « gros cœur » et j’en admire d’autant plus ceux qui comme Jim Clark ou Mike Hawthorn, ont surclassé tous leurs adversaires. Et dieu sait qu’il y avait des clients sérieux : Maserati Tipo 57, Ferrari 350 Monza, Mercedes W 196, Aston- Martin DB3 S, entre autres merveilles qu’il fallait devancer ! C’est la mort dans l’âme que je rends la voiture à ses propriétaires. Pour me consoler et rentrer à Paris, David Bucher me passe le dernier modèle de Jaguar, la F type coupé avec le 3-litres V6 de 380 cv. Et j’avoue que c’est pas mal non plus. A vrai dire, la F Type s’avérera tout simplement fabuleuse, vive, confortable, amusante comme tout à conduire, dotée d’accélérations, d’une sonorité, d’une tenue de route et d’un freinage absolument fascinants. Mais, elle aussi, je devrai la rendre le lendemain. Les rêves sont bons à réaliser, mais ils ne durent qu’un temps…

Réaliser ses rêves ?.. Je suis définitivement pour !



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