Les révolutions de l’automobile, par Luc Ferry

Luc Ferry a publié de nombreux ouvrages sur l’évolution des sociétés jusqu’au transhumanisme. Consulté par les grands de ce monde pour sa vision toujours lucide et pertinente, il nous livre ici une pensée précieuse sur l’impact des nouvelles technologies dans l’industrie automobile et notre vie de tous les jours… demain.

          Dans le garage de mon père, en dehors des voitures qu’il concevait et construisait lui-même, quelques dizaines de Bugatti de sport ou de route côtoyaient les Maserati 1500 et les Cisitalia. J’ai hérité du virus de sorte qu’encore aujourd’hui, il m’arrive de participer à des courses, tandis que mon camarade et ami Thierry Soave, le directeur de notre revue préférée, me donne de temps à autre l’occasion d’essayer pour vous quelque splendide voiture. Cela dit non par narcissisme, mais pour que vous sachiez que l’histoire de l’automobile ne m’est ni étrangère ni indifférente. Pour mesurer les évolutions actuelles, il faut, comme toujours, partir de l’ancien, de l’état antérieur. Or dans mon enfance, et encore dans ma jeunesse, la voiture individuelle affichait toute une série d’attributs qui sont aujourd’hui assez largement en voie de disparition. L’automobile, dans les années 60, c’était quoi ? C’était d’abord la liberté et l’aventure. Acheter une 2CV ou une 4L dès l’obtention du permis, voire si l’on avait un peu d’argent, une coccinelle décapotable et partir en week-end avec sa petite amie, c’était le rêve ! Du côté de la compétition, c’était le risque et même le risque mortel qui régnait sur les circuits. La course automobile, jusqu’à la fin des années soixante-dix, était sans nul doute le sport le plus dangereux qui soit. Je me souviens d’avoir assisté, accompagnant mon père sur les circuits, à de nombreux accidents qui emportèrent la vie de certains des plus grands pilotes de l’époque. Mais les voitures, c’était aussi la beauté, certaines d’entre elles pouvant être considérées aujourd’hui comme les plus belles œuvres d’art du XXème siècle, ce dont a témoigné parmi d’autres l’exposition des chefs-d’œuvre de l’automobile par Ralph Lauren à Paris au début des années 2010. Du reste les prix atteints désormais par certaines anciennes le démontrent, attendu qu’ils n’ont plus aucun rapport avec leur utilité, mais tout à voir avec leur étincelante beauté. A cette dernière s’ajoutaient la volonté de faire sans cesse des progrès techniques dans le domaine des performances pures : chaque année, il fallait fabriquer des moteurs plus puissants, des carrosseries plus aérodynamiques, des pneus plus solides et plus efficaces, des matériaux plus résistants, des freins à disques plus mordants que les antiques tambours, etc. Et les innovations conçues pour la compétition finissaient toujours par améliorer au passage la voiture de monsieur tout le monde. Enfin venaient encore la distinction de classe : la voiture était un objet classant par excellence, une marque de distinction au sens sociologique du terme, voire un outil de séduction sensé « emballer » les jeunes filles.

          Aujourd’hui, c’est une tout autre affaire et presque tous les attributs que je viens d’évoquer prêtes à sourire quand ils ne font pas horreurs aux écologistes ou aux thuriféraires de je ne sais quel politiquement correct. L’automobile a profondément changé de sens, car ce qu’on y cherche, et que d’ailleurs on y trouve, n’a plus grand-chose à voir avec le tableau que je viens de tracer à grands traits. D’abord, il est clair que la multiplication des véhicules jointe à l’urbanisation ont rogné les libertés et rendu l’automobile infiniment moins mobile et, au final, plus encombrante qu’autre chose : trouver et payer un parking dans nos grandes villes est devenu un casse-tête, se déplacer le week-end sur des autoroutes ou des routes parsemées de bouchons au départ comme à l’arrivée, un supplice. Limitations de vitesse parfois nécessaires hélas, mais souvent délirantes et toujours pénibles (les panneaux de 30 dans certaines grandes artères parisiennes comme le blocage des berges tournent à l’absurde) ont rendu la vie des automobilistes tout sauf attrayante. On a vécu ce que Hegel aurait pu appeler une « dialectique de la mobilité », un renversement de la mobilité en son contraire, l’immobilisme des circulations engorgées par des encombrements fastidieux prenant la place des promesses de vitesse, de liberté et d’aventure qui berçaient notre jeunesse. Du reste, les mots clefs qui émaillent les publicités ou les catalogues des constructeurs ne sont plus les mêmes. Ils disent plutôt la fiabilité, le confort, le silence, l’écologie, l’économie. Bref, nous sommes passé du symbolique au réel, du passionnel au rationnel, à quoi trois grandes révolutions se sont ajoutées, venant directement des innovations inscrites dans la troisième révolution industrielle, celle des objets connectés et de l’intelligence artificielle capable de traiter en temps réel des masses énormes de données (le fameux « bid data »). Le covoiturage (sur le modèle d’applications telles que Blablacar), séduit de plus en plus, comme l’auto-partage (sur le modèle d’Autolib). Il est vrai que des enquêtes récentes ont montré que nos voitures restaient en moyenne 96% au parking, ce qui bien évidemment, en termes de rationalité est un gâchis qui incite au partage. Uber, Allocab ou Chauffeur privé ont modifié dans les grandes villes notre rapport à la mobilité. Mais plus que tout, c’est l’invention de la voiture autopilotée, sur le modèle des Prius, Lexus ou Audi transformées en Google-car qui va révolutionner le monde de l’automobile dans les années qui viennent, le problème n’étant plus lié à la technique, qui est au point, mais au remplacement du parc automobile ancien par le nouveau. Avec la voiture autopilotée, plus d’alcoolisme au volant, non que les Français cessent de boire, mais parce qu’il n’y aura plus de volant. Plus d’encombrements, de feux rouges, de stops, de limitations de vitesse ni d’accidents, car les voitures seront interconnectées. Plus de parking non plus dans les villes, mais seulement à leur périphérie, les voitures pouvant gentiment aller se garer seules. Casse-tête pour les assureurs, sans doute, mais formidable progrès en termes d’écologie, d’économie et de sécurité.

          Il est évident que, dans ces conditions, les nouvelles donnes de mobilité personnelle que je viens d’évoquer (covoiturage, autopartage et autopilotage) représentent l’avenir. Le temps devenant la donnée la plus rare et la plus précieuse qui soit dans les sociétés modernes, la « voiture-bureau » totalement connectée finira par remplacer – c’est une simple question de temps – l’automobile traditionnelle.  La course automobile ne disparaîtra sans doute pas car, comme tous les sports dangereux, elle continuera d’offrir à ceux qui la pratiquent des moments d’intensité et de joie irremplaçables.  D’abord, parce que la course est un domaine où la « perfectibilité » et le « dépassement de soi » sont quasiment inépuisables. Même si on finit forcément par rencontrer ses limites, vaincre un danger, prendre sur soi, surmonter une peur contribue toujours à nous rendre meilleurs. Chaque fois que nous parvenons à sortir victorieux d’une angoisse, quelle qu’elle soit, nous gagnons en liberté, en confiance en soi, voire en ouverture aux autres et c’est là, sans doute, l’un des enjeux majeurs des activités à plus ou moins haut risque. Ensuite et c’est en vérité l’essentiel, l’une des plus grandes joies de l’existence consiste à parvenir à habiter le présent. Carpe diem, disait Horace, reprenant le thème cher aux stoïciens selon lequel deux maux viennent en permanence gâter l’existence : le passé et le futur. Le premier nous tire en arrière, soit qu’il ait été heureux, et c’est alors la nostalgie qui s’empare de nous, soit que, malheureux, il vienne nous réveiller la nuit par l’entremise de ce que Spinoza appelait les « passions tristes » : les hontes, les remords, les regrets, les culpabilités. Et quand nous parvenons à nous arracher à ces pièges, c’est souvent pour tomber dans un autre, celui du futur, de l’espoir que « ça ira mieux après », quand on aura changé ceci ou cela, de sorte qu’à force de vivre dans les dimensions non réelles du temps (le passé n’est plus, le futur n’est pas encore), « nous manquons de vivre » (Sénèque). Sur un circuit, à pleine vitesse dans une grande courbe aux limites de l’adhérence, si une chose est certaine, c’est qu’on ne pense ni au passé ni au futur.  Seule le présent compte, et il devient si intense qu’on a tout intérêt à l’habiter au mieux. Intensité, plaisir de se perfectionner, de se mesurer à d’autres, joies de la vitesse demeureront sans doute les apanages délicieux du sport automobile mais pour le reste, il est clair que nous entrons dans un monde nouveau, plus doux, plus écologique, plus sûr, mais moins « fun » aussi que celui des temps héroïques. 



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