Thierry Soave
Enzo Ferrari : « je ne suis qu’un créateur de moteurs »

Enzo Ferrari est mort en 1988, en laissant derrière lui la plus belle réussite automobile de l’histoire en termes de palmarès sportif, prouesses techniques, valeur artistique et prestige. Pour comprendre comment tout cela est arrivé, qui mieux qu’Enzo Ferrari lui-même pouvait témoigner de la lente construction du mythe éternel ? Une interview posthume réalisée exclusivement à partir des écritures de son livre Mes joies terribles, qu’il qualifia lui-même comme l’ouvrage de ses mémoires.

Monsieur Ferrari, tout d’abord, comment préférez-vous que l’on vous appelle ?

Les gens, je l’ai bien remarqué, ne savent pas toujours très bien comment s’adresser à moi, car ils m’entendent appeler tantôt commendatore, tantôt cavaliere, tantôt ingegnere. Tout cela est assez compliqué, amusant… et typiquement italien. L’explication du premier titre remonte à 1924. Giacomo Acerbo organisait tous les ans le Grand Prix de Pescara avec un soin méticuleux, notamment sur le nombre d’engagés. Cette année-là, il me téléphone une semaine seulement avant la course pour me dire qu’il avait besoin de onze voitures pour atteindre son quota. J’étais abasourdi : où diable allais-je trouver onze Alfa Romeo ? Acerbo était comme ça ; on comprendra donc sans mal qu’un homme comme lui s’arrangeait toujours pour que le vainqueur de sa Coupe se vît décerner un titre, celui de cavaliere, en plus du prix habituel. Pour d’autres services rendus dans le domaine de la course automobile, je fus par la suite élevé au grade de commendatore, avant même mon trentième anniversaire.

Evidemment, la question qui brûle les lèvres de tous vos admirateurs est, comment devient-on l’homme qui, à lui seul, incarne la passion automobile dans le monde ?

Il est utile, je crois, de préciser tout de suite que mes ambitions d’enfant, par ordre chronologique, étaient d’être chanteur d’opéra, chroniqueur sportif et enfin coureur automobile. Je dus à regret renoncer à la première car je n’avais ni voix ni oreille ; la seconde me hanta quelque peu mais sous une forme quelque peu atténuée ; ce fut la troisième que j’accomplis.

De quelle façon un jeune homme désargenté peut-il débuter le sport automobile dans les ruines de la Première Guerre mondiale ?

Mes débuts dans l’automobile se firent de manière assez indirecte. Je suis né en 1898 et lorsque je fus mobilisé en 1917, mes notions de mécanique incitèrent mon sous-lieutenant à m’affecter à la forge… c’est-à-dire au ferrage des mulets ! Après la fin de la guerre, mon colonel me donna une lettre d’introduction pour Fiat pour que je puisse solliciter là-bas un emploi. J’étais plein d’espoir mais l’ingénieur Diego Soria, un robuste gaillard au cheveux roux, m’expliqua avec courtoisie que Fiat n’était pas une entreprise suffisamment importante pour pouvoir engager tous les anciens combattants qui cherchaient du travail. C’était l’hiver 1918 et je me retrouvai dans la rue, sous la neige, avec l’impression que mes vêtements gelaient sur moi. Je m’assis sur un banc dans le parc Valentino. J’étais seul, j’avais perdu mon père et mon frère, je n’avais pas de travail, pas d’avenir. Accablé par la solitude et le désespoir, je me mis à pleurer. Bien des années plus tard, après que Sommer eût gagné le premier Grand Prix de Turin d’après-guerre sur la Ferrari 12 cylindres, j’allai m’asseoir sur ce même banc. Mais les larmes que je versai ce jour-là était d’une toute autre nature.

De gauche à droite : Tazio Nuvolari (lunettes et cigarette à la main !), Felice Trossi, Antonio Brivi et Enzo Ferrari, patron de cette belle équipe Alfa Romeo dans les années 30.

Votre histoire avec l’automobile aurait pu s’arrêter là.

Malgré cet échec, ce fut à Turin que je trouvai mon premier emploi, chez un nommé Giovanni, un Bolognais qui démontait des camionnettes d’occasion pour revendre le châssis à des carrossiers. Je les essayais et les essayais encore avant de les livrer. Je fréquentais à cette époque les bars qui étaient les repaires des gens de l’automobile, à Turin, mais aussi à Milan quand j’y effectuais des livraisons. C’est dans cette ville, au bar Vittorio Emanuele, que je fis la connaissance de Ugo Sivori, chef pilote d’essais dans une petite usine automobile : Costruzioni Meccaniche Nazionali. C’est là que je commençai à me rendre compte que j’avais quand même une vocation mineure : celle de coureur automobile. Je dis vocation mineure par rapport à la seconde qui devait occuper, envahir et même bouleverser toute ma vie : celle de constructeur d’automobiles.

Mon ambition d’enfant, était d’être chanteur d’opéra. Je dus à regret y renoncer car je n’avais ni voix ni oreille.

Votre engagement chez Alfa Romeo a-t-il été le tournant de votre carrière ?

Plus ma pensée s’attarde sur ce temps-là, plus nombreux sont les souvenirs qui viennent envahir ma mémoire, à tel point qu’elle est peuplée d’une foule de gens dont les noms se déroulent devant moi comme le fil d’une longue histoire -ou plutôt, devrais-je dire, comme un beau conte ! Je crois que je ne me débrouillais pas trop mal comme pilote de course, ce qui me valut d’être embauché l’année suivante, en 1920, dans l’écurie Alfa. Mais je ne m’intéressais pas seulement au pilotage. Au bout de peu de temps, à vrai dire, je commençai à éprouver une violente envie de travailler sur les voitures que j’en étais venu à tant aimer. Comme je ne pouvais me targuer moi-même d’aucun diplôme technique, je commençais à me demander si je ne pourrais pas parvenir à faire quitter Fiat, qui était au sommet en compétition, à quelques jeunes techniciens. Ce que je fis et c’est ainsi que les Alfa Romeo devinrent les plus redoutables machines de course automobiles et que Fiat finit par abandonner la compétition en 1924.

Pourquoi alors, ne pas avoir poursuivi votre carrière de pilote ?

Je résolus de renoncer à toute participation active à la course automobile en janvier 1932, lorsque naquit mon fils Dino. Ma dernière course de la saison précédente avait été le 14 juin où j’avais couru sur le circuit de Boddio-Monte Penice dans les collines au sud de Plaisance. J’avais une 2300 cc Alfa Romeo 8 cylindres, dessinée par Jano et je remportai la première place. Mais ce jour-là, je me promis que, si je devais avoir un fils, je renoncerais à la course et que je dirigerais mes activités vers l’organisation et les affaires. J’ai tenu cette promesse.

Malgré vos excellents résultats, vous avez toujours affirmé être un pilote au talent plus modeste que vos glorieux concurrents de l’époque. Pour quelle raison ?

En effet, je ne saurais jurer non plus que j’aurais jamais réussi à m’imposer comme pilote de course si j’avais continué. Même alors, j’étais assailli de doutes. C’étaient des doutes raisonnables, parce que je savais avoir un énorme défaut : je conduisais en ménageant la voiture, alors qu’on doit être prêt aussi parfois à la maltraiter : tirer sur le moteur, freiner violemment, rétrograder plus que de raison, toutes choses que j’ai horreur de faire, qui vont à l’encontre de tous mes instincts. J’étais donc navré de sentir que ma voiture souffrait ; et c’est probablement pour cette même raison, pour ne pas voir les machines que j’ai créées, poussées jusqu’à la mort, que je ne vais plus voir mes voitures courir, bien que des gens ont pu penser que c’était par superstition.

Erigé en 1929 à Modène, le premier atelier Ferrari ne faisait courir que des Alfa Romeo. Pour lancer la marque qui portera son nom, Enzo Ferrari retournera sur ses terres, à quelques kilomètres de là, dans le village de Maranello.

Vous ne l’êtes donc pas ?

A vrai dire, je ne suis superstitieux que sur un point : le numéro 17. Ce numéro est d’ailleurs considéré comme de mauvais augure dans les milieux de la course car il est lié à plusieurs accidents mortels.

Avec Alfa Romeo, vous avez réussi un sacré tour de passe-passe en réussissant à créer votre propre écurie de course, tout en continuant vos activités très rémunératrices avec la marque. Votre premier coup de génie ?

On peut le voir de cette façon. La Scuderia Ferrari eut pour origine une idée lancée lors d’un dîner à Bologne en 1929. J’installai naturellement les ateliers dans ma région d’origine de Modène. Cette période dura neuf ans, au cours desquels mon entreprise resta liée par un cordon ombilical à Alfa Romeo, dont elle partagea toujours en fait les intérêts. A partir de 1932, je remplaçai pratiquement Alfa Romeo dans la course automobile tout en faisant courir leurs voitures. Alfa ne considéra jamais la Scuderia comme une rivale ; il ne l’imaginait certainement pas comme l’embryon d’une future usine d’automobiles, mais simplement comme la dépendance naturelle de la firme dans le domaine du sport automobile.

A ma première rencontre avec Fangio, je me demandai si c’était un timide, un médiocre ou simplement un malin. Il évitait mon regard, répondait par monosyllabes…

Et vous êtes allé encore plus loin en créant votre propre voiture, la première Ferrari, mais qui conservera l’appellation Alfa Romeo, votre marque n’existant pas encore à cette époque.

En 1937 exactement. Ce devait être la machine connue tout d’abord sous le nom d’Alfa 158 et après la guerre, d’Alfetta ; elle devait remporter deux championnats du monde pour Alfa Romeo. La première voiture conçue par Gioacchino Colombo, qui œuvrera ensuite sur toutes les modèles de marque Ferrari.

Vis-à-vis des dirigeants d’Alfa, même si vous faisiez gagner leurs voitures, vous ne pensez pas avoir poussé le bouchon un peu loin ?

Certainement, puisqu’en 1938, Alfa me demanda de réintégrer l’entreprise en tant que directeur de courses et de liquider la Scuderia Ferrari. Ce n’était qu’un changement de contrat, car ça ne changeait rien à nos activités. Cependant, une clause indiquait que, si j’étais amené à quitter l’entreprise, je ne pourrais travailler pour aucun constructeur automobile durant une période de quatre ans. Un an plus tard, en 1939, j’abandonnai pour toujours Alfa Romeo.

Le jeune Enzo, ici au centre, était un bien meilleur pilote qu’il ne voulait bien le dire, mais sa passion pour la technique et son ambition le pousseront à devenir constructeur automobile.

La décision de votre vie finalement, puisqu’elle aboutira à terme à la création de votre marque de voitures. Pour quelle raison avez-vous quitté Alfa ?

La crise de conscience qui m’amena à abandonner Alfa Romeo fut provoquée essentiellement par l’arrivée d’un ingénieur espagnol nommé Ricart. Il apparut de façon presque subreptice, ayant été engagé pour des raisons que je n’éclaircis jamais tout à fait : peut-être y avait-il derrière cela un certain opportunisme politique ou commercial. Cet Espagnol qui parlait couramment quatre ou cinq langues captura aussitôt -il n’y a pas d’autre mot- la confiance de Gobatto, l’ingénieur en chef. Il l’impressionnait, je crois, par sa façon de présenter ses projets, par l’élégante clarté avec laquelle il s’exprimait, par l’aisance avec laquelle il citait des publications de tous les pays du monde et enfin par l’air d’autorité avec lequel il savait présenter des diagrammes explicatifs préparés par un jeune ingénieur qu’il avait engagé comme secrétaire au bureau des Etudes Spéciales. Ce bureau faisait partie en fait du service de courses d’Alfa dont j’étais censé être le directeur, l’Espagnol étant responsable du planning. Avec ses cheveux lisses et huilés et ses vêtements recherchés qu’ils portaient avec une élégance quelque peu levantine, Ricart avait un faible pour les vestes dont les manches tombaient bien au-dessous des poignets et pour les chaussures à énormes semelles de caoutchouc. Quand il vous serrait la main, on avait l’impression d’étreindre la main froide et sans vie d’un cadavre. Un jour, je ne pus m’empêcher de lui demander pourquoi il affectionnait tant ses extraordinaires chaussures avec leurs semelles si épaisses. Il me répondit que c’était la moindre des précautions car « le cerveau d’un grand ingénieur ne devait pas être secoué par les inégalités du sol. » Démonté et rendu inquiet par ces étranges propos, je m’en ouvris à Gobatto, lui avouant que l’Espagnol était à n’en pas douter un personnage fort intéressant, mais insistant sur le fait que son cerveau supérieur devait le vouer à des sphères d’activités plus nobles que la simple conception de voitures de course. Gobatto s’en prit à moi, peut-être parce qu’il pensait que j’étais jaloux.

Le temps, malheureusement devait justifier mon opinion, car d’étranges événements se produisirent quand la première voiture de la nouvelle série fut essayée pour la première fois : lorsqu’on tournait le volant à droite, les roues avant tournaient à gauche ; et quant au moteur, il refusa toujours d’émettre le moindre rugissement. Un autre échec fut la 512. Je commençai par faire au Conseil d’administration un rapport oral, puis écrit, précisant que la voiture était démodée et bonne pour la ferraille ou pour un musée. La 512 ne fut jamais capable de participer de façon valable à aucune épreuve. Et un destin cruel voulut que le grand mécanicien et pilote d’essai Marinoni se tuât à bord d’une de ces voitures.

Mes divergences d’opinion avec Gobatto devenaient plus aiguës. Je fus obligé de lui dire que, même si j’avais renoncé à la Scuderia Ferrari, mes principes et ma philosophie d’ingénieur n’avaient pas changé. Il répliqua : « à Alfa Romeo, je suis le directeur ; et je ne vais pas me débarrasser d’un homme qui a ma confiance. Et il ne faut pas non plus, Ferrari, vous attendre que j’accepte vos conseils et vos exigences sans les discuter. »

Je répondis que j’étais navré de m’être attiré une riposte aussi dure et j’ajoutai que la question n’était pas que l’on acceptât ou non mes opinions sans discussion, mais que j’étais inquiet de la façon dont les idées fondamentalement malsaines de Ricart étaient automatiquement acceptées. Le fossé devint ainsi impossible à combler et je donnai ma démission.

Enzo Ferrari vouait un immense respecte au pilote Fangio. Beaucoup moins à l’homme, qu’il a cordialement détesté.

Cette anecdote est peu connue et le monde peut remercier ce Monsieur Ricart qui, indirectement, a permis la création des plus belles automobiles de l’histoire. Dans quelles dispositions d’esprit vous trouviez-vous au moment de quitter l’entreprise ?

Je partis sans rancune, mais non sans chagrin. Cet épisode déterminant dans ma vie m’a fait comprendre que j’étais depuis trop longtemps chez Alfa Romeo, et ensuite, que lorsque l’on occupe depuis de trop longues années un poste de commande, fût-il indirect, l’usure en fin de compte se fait inévitablement sentir.

Aviez-vous déjà l’idée de construire des voitures de votre conception et qui porteraient votre nom ?

Quand je quittai Alfa Romeo, juste avant la Seconde Guerre mondiale, j’étais encore lié par la clause qui m’interdisait de reconstituer la Scuderia Ferrari ou d’avoir une activité dans le sport automobile pendant quatre ans. Avec les résultats de la liquidation financière de la Scuderia Ferrari, auxquels s’ajouta la somme que j’avais reçue d’Alfa Romeo lorsqu’on m’avait licencié, j’avais fondé à Modène une firme sous le nom de Auto Avio Costruzioni. Je connus alors quelques années d’une expérience intéressante, mais des années pourtant tristes, puisque je ne pouvais m’occuper de voitures. Durant la guerre, je commençai par trouver une situation à la Compagna Nazionale Aeronautica de Rome, qui fabriquait de petits moteurs d’avion. Puis, dans mon entreprise, nous fabriquions des machines-outils destinées à produire des roulements à billes. A la fin de 1943, la loi sur la décentralisation industrielle m’avait obligé à déménager. A Modène, j’avais une quarantaine d’ouvriers, puis cent-soixante. Quand je fus forcé de quitter Modène, ce fut Maranello que je choisis pour construire mon usine, parce que je possédai déjà là un terrain, tout près du lieu où se dressent aujourd’hui encore les usines Ferrari. Je conserve aussi là-bas une petite maison de campagne. Comme marque de fabrique, je gardai le cheval cabré qui avait été utilisé sur les voitures de l’ancienne Scuderia Ferrari. 

Jusqu’au bout, je pensais pouvoir sauver Dino de sa maladie. Mais un soir, dans mon carnet, j’écrivis simplement : « la partie est perdue, j’ai perdu mon fils. »

Quelles étaient vos ambitions à ce moment-là ?

Quand mon vieil ami Gioacchino Colombo -le concepteur de l’Alfa 158-Alfetta- vint me rejoindre aux nouvelles usines de Maranello, nous décidâmes de ne pas gaspiller cette fois nos efforts sur un moteur 8 cylindres, comme celui de l’Alfa, mais de nous lancer dans un projet plus ambitieux : un 12 cylindres d’une capacité d’un litre et demi. J’avais toujours été tenté par un 12 cylindres, me rappelant de vieilles photographies que j’avais vues d’une Packard qui avait couru à Indianapolis en 1914 et d’une Delage, qui s’était classée deuxième à Lyon en 1924. Je dois avouer, en outre, que le fait qu’il n’y eût alors qu’une firme au monde à fabriquer de pareils moteurs constituait pour moi une provocation, un aiguillon. Quelques années plus tard, Packard abandonna son moteur à 12 cylindres, si bien que je restai le seul à en construire.

Depuis toujours, Maranello était le défilé des vedettes : ici avec Ingrid Bergman.

La première Ferrari, la 125S, était née.

En 1946, l’ensemble du projet était au point et en mai 1947, nous fîmes nos débuts à Plaisance. Pilotée par Franco Cortese, notre voiture était en tête à deux tours de la fin, quand la pompe à essence se bloqua. C’était en tout un échec prometteur.

Etiez-vous particulièrement motivé à battre votre ancienne équipe Alfa Romeo ?

J’avais l’impression en m’en allant que mon départ finirait par faire perdre à Alfa Romeo leur domination dans le domaine de la course. C’est ainsi que j’ai été le protagoniste de deux grands tours de roue dans l’histoire de la course automobile : d’abord ce fut le tour de Fiat, puis d’Alfa. Je ne regrette pas ce qui s’est passé, car j’ai le sentiment que, dans les deux cas, ce que j’ai fait a valu quelque gloire à mon pays et à mes amis, même s’il n’y avait à l’origine que mes ambitions égoïstes.

Mon retour à Modène fut également un geste de révolte, car quand j’étais parti, j’avais seulement la vague réputation d’un étrange jeune homme passionné de voitures et de courses, mais que ne semblait pas avoir de dons particuliers. Ce retour, au bout de vingt ans, pour devenir un petit industriel ne marqua pas seulement la conclusion de ce que je pourrais appeler un cycle quasi biologique. Cela représentait aussi une tentative en vue de me prouver et de prouver aux autres que, durant les vingt ans que j’avais passés chez Alfa Romeo, ma réputation n’était pas entièrement de seconde main et acquise grâce aux talents d’autrui. Le temps était venu pour moi de voir jusqu’où je pouvais aller par mes propres moyens. Ce moment arriva en juillet 1951, quand Gonzales, sur sa Ferrari 4 litres et demi, battit pour la première fois la célèbre Alfa Romeo 158-Alfetta. Je pleurai de joie, mais à ces larmes de joie se mêlaient aussi des larmes de tristesse car je songeai ce jour-là : « j’ai tué ma mère !»

A vrai dire, je n’ai pas d’intérêt dans la vie hormis les voitures de course. Je n’ai jamais fait de voyage, je n’ai jamais pris de vacances. 

Le destin a voulu que les premiers grands succès de la marque Ferrari coïncident avec la maladie de votre fils.

Mon fils Dino, était né dans la course automobile. Il devint un enthousiaste de la course à l’exclusion de tout autre sport et conduisait lui-même avec habilité les diverses voitures que je lui laissais piloter. Il avait obtenu ses diplômes d’ingénieur et tout naturellement, travaillait à l’usine. C’était un jeune homme au caractère étonnamment serein. Lorsque je m’inquiétais sur un sujet quelconque, il ne manquait jamais d’avoir pour moi un mot apaisant : « papa, ne te laisse pas abattre, les choses s’arrangent toujours pour peu qu’on leur laisse le temps. » Il était jeune, mais avait toujours le mot juste au moment qu’il fallait. Sa dernière tâche, il l’accomplit au cours du long hiver neigeux durant lequel sa maladie, une néphrite à virus, le tint presque constamment cloué au lit. Mon vieil ami Jano et moi passions de longues heures à son chevet, discutant d’un projet de moteur 6 cylindres en V sur lequel il travaillait. Ce fut ainsi que naquit le célèbre 156 qui devait rugir pour la première fois en novembre 1956, cinq mois après sa mort. Je m’étais bercé d’illusion -un père se fait toujours des illusions- que nous parviendrons à lui faire recouvrer sa santé. J’étais convaincu qu’il était comme une de mes voitures : c’est ainsi que j’avais dessiné un tableau montrant les calories de tous les aliments qu’il pouvait manger sans que ses reins en souffrissent et, pour pouvoir suivre l’évolution de son mal, je tenais à jour un graphique indiquant le taux d’albumine dans l’urine, la gravité spécifique de l’urine, le degré d’azotémie, la diurèse, etc. Jusqu’au soir où, dans le carnet ou je notais tout cela, j’écrivis simplement : « la partie est perdue » et où je dis en le refermant : « j’ai perdu mon fils. »

Oui, contrairement à la légende, Enzo Ferrari aimait ses pilotes. Ici, comme un père avec John Surtees, même s’ils finiront par se fâcher.

Ferrari a commencé à dominer la course automobile dans le monde entier. Vous avez eu de nombreux pilotes sous vos ordres, mais un seul vous a laissé un très mauvais souvenir, et pas moindre : Juan-Manuel Fangio. Pour quelles raisons ?

Parmi les divers champions du sport automobile à propos desquels on m’a demandé parfois d’exprimer une opinion, un des noms qui revient le plus fréquemment est celui de Manuel Fangio, qui a été le sujet de tant d’opinions divergentes, non pas tant comme pilote peut-être que comme homme.

Je le rencontrai pour la première fois sur l’autodrome de Modène au printemps 1949. Il y avait là un certain nombre d’autres pilotes avec leurs voitures. Je le vis effectuer deux ou trois tours du circuit, puis je me mis à l’observer plus attentivement, frappé par son style inhabituel : il était peut-être le seul pilote à sortir des virages sans frôler les balles de paille du bord extérieur. Cet Argentin, me dis-je, connaît son métier ; il sort des virages comme un boulet de canon et en tenant parfaitement le milieu de la piste. Un peu plus tard ce jour-là, il vint me voir accompagné de deux hommes dont l’un était délégué de l’Automobile Club Argentin. J’eus une longue conversation avec eux, bien que Fangio, pour sa part, ne prononça pas plus d’une douzaine de paroles. Quelque peu déconcerté par son silence obstiné, je commençai à le regarder avec curiosité, en me demandant si c’était un timide, un médiocre ou simplement un malin. Il évitait mon regard, répondait par monosyllabes, d’une voix étrange et métallique, gardant un air impassible où flottait l’ombre d’un sourire indéfinissable et qu’un léger strabisme rendait impénétrable.

Lors de cette première rencontre, j’en arrivai à propos de Fangio à deux conclusions : que d’ici un an, il serait champion du monde et qu’il me faudrait quelques temps pour comprendre sa personnalité. Je me trompai sur les deux tableaux : il fut champion du monde, non pas en 1950, pour la première édition du Championnat du monde de Formule 1, mais un an plus tard ; et je ne compris certains aspects de sa personnalité que quand ce fut trop tard.

Nos conversations suivantes ne furent pas plus heureuses que celles-là : il continuait à éviter de me regarder en face et mes questions recevaient toujours des réponses énigmatiques énoncées de cette même petite voix métallique. Chaque fois qu’il n’était pas seul, il laissait invariablement parler qui l’accompagnait. C’est ainsi que Manuel Fangio est demeuré dans mon souvenir comme une sorte de mystère.

Par contre, sa personnalité sur la piste échappait à toute contestation. Il possédait à un degré extraordinaire le don d’avoir une vision complète de la course et à cela venait s’ajouter un jugement, une intelligence et une assurance au volant hors de pair. Entre autres choses, Manuel Fangio a néanmoins trouvé commode d’oublier comment je lui fis gagner nombre de courses ; et lorsqu’il se retira de la compétition, après avoir remporté cinq fois le championnat du monde, il écrivit un livre de souvenirs dans lesquels le vrai Fangio semble apparaître à la surface, bien qu’il ait utilisé la plume de quelqu’un d’autre afin de pouvoir, dans ce livre, faire quelques déclarations et lancer certaines accusations aussi violentes que dénuées de fondement. C’était d’ailleurs tout à fait dans son style. Je ne répondis néanmoins pas à cette provocation : il y avait quelqu’un qui se servait de Fangio et, si je me laissais entraîner dans une polémique, cela ne réussirait qu’à mieux faire vendre le livre, ce qui était de toute évidence le but recherché. Je me tins donc coi. Mais aujourd’hui, je vais parler.

En 1956, Manuel Fangio courut dans l’équipe d’usine Ferrari après avoir été déjà trois fois champion du monde. A la fin de la saison, il était champion du monde pour la quatrième fois. Dans ses mémoires pourtant, l’histoire de 1956 est une sorte de roman d’aventures où se mêlaient les trahisons, les sabotages, les fourberies et les machinations de toute sorte, tout cela perpétré pour lui faire mordre la poussière. Qui était donc responsable de tant de perfidies ? Mais voyons, Enzo Ferrari, bien sûr, celui-là même qui l’avait engagé ! Fangio était habité d’un délire permanent de la persécution, ce qu’un neurologue qu’il alla consulter lui signifia, le champion du monde étant atteint d’une névrose réactive provoquée par un état anxieux intense. Ce que je suis contraint de dire ne jette aucune ombre sur l’opinion que j’ai de lui en tant que pilote. Je ne pense pas que nous reverrons jamais un champion capable d’une série aussi constante de succès, mais Fangio ne resta loyal à aucune marque ; il avait conscience de son talent, il ne manquait jamais de déployer tous ses efforts pour s’assurer de piloter toujours la meilleure voiture disponible sur le moment ; et il y réussissait, faisant passer son propre intérêt -ce qui était légitime et naturel- avant l’affection, qui elle, a fait que d’autres grands pilotes sont restés fidèles à telle ou telle marque, dans les bons comme dans les mauvais jours.

Enzo Ferrari aurait-il pu s’imaginer que son modeste atelier ressemblerait à ça, soixante-dix ans après la sortie de sa première voiture ?

En dehors des pilotes, vous avez eu l’occasion de rencontrer nombre de personnalités qui venaient à Maranello pour commander une voiture.

Certains de mes clients célèbres sont de véritables experts. Les rois de Belgique et des Pays-Bas venaient régulièrement à l’usine pour acheter ou me parler de leur Ferrari, ainsi que le Shah d’Iran. J’eu aussi un jour la visite à Maranello d’une romancière, Françoise Sagan. C’était juste avant son premier mariage avec un éditeur français. Elle voulait savoir si je pouvais lui livrer dans quelques jours un cabriolet Ferrari, ce qui m’était impossible. Sa déception ne l’empêcha toutefois pas de rester pour bavarder un peu. Pendant un moment, je la laissai poser des questions ; mais, intrigué par cette jeune femme dont je venais de lire le premier roman, je finis par me dire qu’il était temps de l’interroger sur elle-même.

Nous commençâmes par parler de l’accident dans lequel elle avait failli perdre la vie, et je lui demandai si elle continuait depuis lors à conduire de façon aussi téméraire.

« J’aime toujours autant les voitures » répondit-elle. Parlant de son accident, Mlle Sagan avait un certain nombre de choses intéressantes à dire, bien que je ne fusse pas toujours d’accord avec elle. A l’en croire, elle l’impression que la direction s’était bloquée et que, ne parvenant pas à redresser la voiture, elle était entrée dans le fossé. Observant ses poignets frêles et ses petites mains, je lui dis : « si je puis me permettre, je vais vous dire ce qui s’est réellement passé. Vous avez mordu avec une roue avant sur le bas-côté de la route, vous alliez vite et vous aviez une voiture assez lourde (NDLR une Aston Martin DB2/4 Cabriolet). Vous avez essayé de revenir sur la chaussée et, dans l’effort, vous vous êtes cassé le poignet. »

Nous en vînmes finalement à parler de ses livres. « J’ai lu tous vos livres, affirmais-je en mentant un peu, et plus d’une fois, je n’ai pu m’empêcher de me demander comment vous pouviez décrire certaines situations avec autant de réalisme à moins d’en avoir vous-même l’expérience. » Mlle Sagan me regarda avec stupéfaction. « Mais non Monsieur, s’exclama-t-elle, c’est seulement de l’imagination ! »

Peu après, Mlle Sagan me demanda si elle pourrait essayer une Ferrari. Je lui en fis amener une, et elle disparut pendant une heure. Au retour de cette promenade où elle avait conduit pieds nus, elle me dit avec enthousiasme : « Monsieur Ferrari, c’est la meilleure voiture du monde ! » Je souris et répondis : « Mademoiselle, vous êtes très généreuse mais j’espère que vous n’avez pas une fois de plus fait appel à votre imagination. »

Quel est le profil du client Ferrari ?

Toutes sortes de gens achètent des Ferrari, mais la plupart d’entre eux entrent dans l’une des trois catégories suivantes : le sportif, le quinquagénaire et l’exhibitionniste.

Le sportif choisit généralement le coupé Grand Tourisme ; dans la plupart de cas, c’est un monsieur qui possède de solides revenus, qui conduit assez bien et qui est convaincu qu’il sait manier une voiture « presque comme un pilote de course ».

Ce sont aussi des gens qui ont fait fortune : vos voitures sont très chères !

Oui, beaucoup d’industriels. Parmi eux, Pietro Barilla était fabriquant de produits alimentaires. Il était un de mes clients depuis quelques temps et vint me voir un jour en me disant avec une franchise que je n’ai pas oubliée : « Mon cher Ferrari, je vous admire beaucoup et je me demande comment il se fait qu’il n’y ait pas cent personnes en Italie qui pensent comme moi. » Je le regardai avec quelque surprise. « Que voulez-vous dire ? » demandai-je. « Voyez-vous, dit-il, tout le monde sait que vous éprouvez quelques difficultés financières à continuer à courir et à maintenir bien haut le prestige de l’Italie dans le monde. Eh bien, s’il y avait seulement cent personnes à acheter une de vos voitures chaque année, comme moi, ce serait la fin de vos ennuis, n’est-ce pas ? » Une telle spontanéité me plut et, dans les années qui suivirent, Pietro Barilla devint l’un de mes rares véritables amis.

Les Ferrari sont également les voitures que choisissent de préférence les vedettes de cinéma.

Je pourrais citer bien des noms, mais je n’ai trouvé parmi eux que quelques-uns assez intéressants pour valoir la peine de les citer. Il y en a trois notamment, qui sont Roberto Rossellini, Ingrid Bergman et Anna Magnani. Rossellini est un homme extraordinaire et paradoxal. Je n’ai jamais très bien pu comprendre pourquoi il se trouve tant de gens qui l’accusent d’être un froid égoïste, car j’ai rarement rencontré un homme aux instincts si généreux. Je ne pourrai jamais oublier la bonté qu’il a témoignée à mon fils pendant sa maladie : il lui apportait des livres et restait à bavarder avec lui pendant des heures en prenant garde de ne pas le fatiguer. Et il avait toujours des paroles d’encouragement qui me faisaient beaucoup de bien.

Un jour, il arriva en compagnie d’Ingrid Bergman, dont la renommée de comédienne était parvenue même jusqu’à moi. Il venait de terminer son film Stromboli. Je les emmenai déjeuner dans un petit restaurant de campagne et, à un moment, Rossellini observa : « il n’y a rien de plus merveilleux au monde que de conduite une Ferrari à 240 km/h. » Ingrid Bergman le regarda sans un mot et je vis des larmes s’amasser dans ses yeux. Je dis donc : « Roberto, je ne crois pas que tu devrais dire des choses comme ça devant ta femme. » Là-dessus, Rosssellini lui prit la main et ajouta : « ce que je veux dire, bien sûr, c’est : après toi chérie. » Ingrid Bergman se rasséréna. « Au lieu d’acheter un nouvel appartement, fit-elle en souriant, nous pourrions prendre une nouvelle Ferrari avec une malle plus grande. »

Avec Rossellini, nous parlions finalement rarement de cinéma. Une fois peut-être, quand il me fit aller voir son film Stromboli. Je m’y rendis par pure amitié, car en fait, je ne vais jamais au théâtre ni au cinéma. Je partis avant la fin.

En dehors de l’automobile, quels sont vos autres centres d’intérêts ?

A vrai dire, je n’ai pas d’intérêt dans la vie hormis les voitures de course. Je n’ai jamais fait de voyage, je n’ai jamais pris de vacances : mes meilleures vacances, je les passe dans les ateliers quand presque tout le monde est parti ; c’est ce moment où, avec quelques-uns de mes collaborateurs, nous pouvons vraiment nous concentrer sur des idées nouvelles, sur des modifications, afin de pouvoir jouir plus tard de la surprise du reste du personnel quand ils reprendront le travail.

Vous avez toujours refusé de dépenser la moindre lire dans la publicité. A ce titre, vous êtes une exception absolue. Pour quelle raison ?

A l’occasion d’un voyage en Europe, Henry Ford II avait prononcé la phrase suivante : « je me demande s’il est vraiment utile de dépenser tant d’argent en publicité, quand M. Ferrari obtient des espaces gratuits tous les lundis matin dans les journaux du monde entier. » Je croise que vous avez la réponse à votre question.

Ferrari est une réussite industrielle exemplaire. Pourquoi ne jamais avoir voulu l’étendre à une production plus large, ce qui était tout à fait possible vu l’extraordinaire engouement autour de la marque ?

Il est vrai qu’on me demande pourquoi je préférerais voir l’usine Ferrari conserver la même taille qu’aujourd’hui et pourquoi je n’en ai jamais fait une grande usine d’automobiles. C’est qu’à vrai dire, je me considère seulement comme un créateur de moteurs, et que je n’ai pas l’impression d’avoir l’étoffe d’un constructeur sur une grande échelle. Peut-être ai-je toujours sous-estimé l’importance du châssis sur mes voitures. A vrai dire, j’ai toujours accordé une grande importance au moteur, en m’efforçant de d’obtenir le maximum de puissance possible. Les exigences de la production massive sont contraires à mon tempérament, car je m’intéresse surtout à encourager des perfectionnements nouveaux. J’aimerais ajouter chaque matin quelque chose de neuf à mes voitures, et c’est là une tendance qui terrifie mes collaborateurs. Si l’on se pliait dans ce domaine à mes désirs, nous ne produirions aucun modèle standard mais seulement une succession de prototypes.

Les lunettes noires, toujours sur le visage, depuis la mort de son fils Dino.

Comment pensez-vous que la marque Ferrari subsistera après vous ?

Je n’en sais rien. J’avais mon fils ; mais le destin, les circonstances, quel que soit le nom, conspirent souvent à faire échouer tous nos projets. J’espère seulement avoir donné à ma firme des bases assez solides pour lui permettre de me survivre et de ne pas connaître le sort de la maison Bugatti, créée par cet artiste français au génie éclectique dont la philosophie sans pareille est morte avec lui. L’usine Ferrari de demain doit conserver plus ou moins les mêmes dimensions et se plier aux mêmes règles que nous avons suivies jusqu’à maintenant ; à mon successeur, je lègue un héritage très simple : garder bien vivant ce constant effort vers le progrès qui s’est poursuivi dans le passé, même au prix de précieuses vies humaines. J’aimerais bien pouvoir connaître cet avenir et voir les voitures qui rouleront dans cinquante ans. Mais je marche maintenant vers le crépuscule. Bien que catholique par le baptême, je n’ai pas le don de la foi, et j’envie ceux qui y trouvent un refuge. Tout ce que je puis dire, c’est que je n’ai jamais haï, ni connu la rancœur. Je ne pense pas non plus avoir délibérément commis une mauvaise action ; et quand les autres m’ont nui ou on dit du mal de moi, j’ai trouvé une certaine satisfaction à m’efforcer de leur rendre le bien pour le mal, afin de les inciter au repentir. Je me sens bien seul au terme d’une vie remplie de tant d’événements, et j’ai presque du remords d’avoir survécu. J’éprouve aussi un certain détachement envers cette terre desséchée que je suis, et où l’espérance ne peut fleurir que si elle est arrosée de l’amour d’un fils.



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