Thierry Soave
Ayrton Senna : étoile filante

On sait tout de la vie d’Ayrton Senna. Pourtant, à l’heure de dresser son portrait, nombres d’épisodes de sa vie restent inconnus du grand public.

En 1981, à 21 ans, Ayrton Da Silva remporte le Formule Ford Festival de Brands Hatch. Félicité comme il se doit.

Sa première rencontre avec Alain Prost

Curieusement, hormis quelques spécialistes, personne ne se souvient de cet épisode de la vie de Senna, qui aurait pourtant dû faire grand bruit. De tous temps, les patrons d’écurie, le public, les journalistes, mais pas forcément les pilotes eux-mêmes, rêvent de voir s’affronter les coureurs de grands prix au volant de voitures identiques. En ce jour de mai 1984, Mercedes organise une course réservée aux pilotes de F1, actuels et anciens, pour promouvoir le Grand d’Allemagne disputé sur le tout nouveau Nürburgring. La modèle retenu est la récente sportive compacte 190 E 2.3 16S. Bien sûr, il ne s’agit pas de monoplace, mais le classement devrait tout de même donner une indication sur le talent de chacun.

Prost réalise la pole, devant un inconnu, nommé Senna, pilote débutant chez Toleman, et invité de dernière minute pour remplacer Fittipaldi, retenu aux 500 Miles d’Indianapolis. Le jour de la course, Ayrton vole grossièrement le départ et harcelle Prost sur les premiers virages, obligeant le professeur à une excursion hors-piste (déjà !) et provoquant un accrochage avec De Angelis. Reparti en queue de peloton, le futur champion du monde français (il le sera pour la première fois l’année suivante) terminera 15e. Et Senna ? Disputé sur une piste humide et séchante, la course livrera quelques images irréelles, notamment le passage de Senna dans la rapide chicane, tout en glisse, seul au monde, loin devant la meute. Puis, vers la fin de course, Lauda remontra sur le Brésilien et sa Mercedes bien fatiguée, sur une piste devenue presque sèche. Mais le funambule conservera l’avantage et le petit monde des connaisseurs de la Formule 1 (au premier rang desquels les pilotes eux-mêmes bien sûr), comprirent qu’ils avaient affaire à un drôle de phénomène. Seuls les patrons de Mercedes étaient déçus de ne pouvoir exploiter la victoire d’une de leur voiture, conduite par le seul inconnu du peloton !

Son premier huis clos avec Prost

C’est également à l’occasion de cette épreuve que Prost et Senna firent connaissance. Le patron d’AMG qui organisait l’épreuve, avait demandé à Prost s’il pouvait attendre Senna qui atterrissait quelques minutes après lui sur le même aéroport, pour le transporter jusqu’au circuit. Ils firent ainsi le trajet ensemble et discutèrent pendant près de deux heures, le jeune Brésilien révélant à cette occasion au champion français qu’il était son idole. Quelques jours plus tard, le monde découvrait Senna à l’occasion du fameux Grand Prix de Monaco disputé sous le déluge et interrompu avant son terme.

Son adversaire le plus coriace

Senna aimait beaucoup jouer avec cette anecdote. Quand un journaliste de Formule 1 lui demandait quel était l’adversaire le plus coriace qu’il avait eu à affronter, il répondait malicieux « Terry Fullerton ». Un illustre inconnu, dont même les plus grands spécialistes du sport automobile n’avaient jamais entendu parler. En fait, il s’agissait d’un gaillard qui avait effectivement souvent dominé le petit Ayrton en karting. Mais Fullerton était un adulte, pilote professionnel, qui pratiquait la discipline depuis des années, quand le jeune Ayrton n’était que de passage vers une carrière de légende en sport automobile. En répondant de la sorte, il disait la vérité, mais surtout, dévalorisait ses adversaires en F1, avec l’espoir de les déstabiliser. Senna ne laissait jamais rien au hasard.

L’origine de sa brouille avec Prost

Dans l’esprit du public, le début de la brouille entre Senna et Prost date du Grand Prix du Japon 1989 et l’accrochage entre les deux champions. Erreur. Coéquipiers depuis 1988 chez Mclaren, le Français et le Brésilien partagent une cohabitation cordiale durant cette première saison passée sous le même auvent. Objectivement plus rapide que Prost, Senna remporte son premier titre à l’issue de cette saison. En 1989, les enjeux rendent l’atmosphère irrespirable. Prost ne peut pas se laisser dominer deux années de suite avec le même matériel et la défaite reste un sentiment que Senna veut continuer à ignorer à tout prix. Vraiment à tout prix. C’est le début des palabres, des manœuvres pour s’attirer les faveurs des équipes techniques ou du motoriste Honda, des doutes et des suspicions sur l’équité du matériel mis à la disposition de chacun. Avant le Grand Prix de Saint Marin, deuxième épreuve de la saison, les deux pilotes se mettent d’accord sur un pacte de non-agression au premier virage, le mieux placé des deux conservant sa place, sans risque de se faire attaquer par son équipier. Comme presque toujours, c’est Senna qui a obtenu la pole. Feu vert, accélération, freinage et parole respectée par le Français qui reste sagement en deuxième position. Mais le grave accident de Berger provoque un arrêt de la course et une nouvelle procédure de départ. Là, Senna rate légèrement son envol, et c’est Prost qui prend la tête, sans se méfier d’une éventuelle attaque au premier freinage. Pourtant, Senna s’engouffre à l’intérieur, double et file vers la victoire, au mépris de sa parole donnée. Prost, fou de rage, quitte le circuit directement après la course. Senna déclarera : « nous avons convenu d’un pacte pour le premier départ, mais nous n’avions rien prévu en cas de deuxième départ ». Au royaume de la mauvais foi, nous avons affaire, là aussi, à d’authentiques champions du monde.

Sa peur des ascenseurs

L’anecdote est contée par Jean-Marie Balestre lui-même. A l’occasion d’un grand prix, alors qu’il pénètre dans le hall de son hôtel, il aperçoit Senna monter péniblement les escaliers avec son énorme valise. « Mais pourquoi ne prends-tu pas l’ascenseur ?» lui demande le président de la FISA. « Parce que je déteste être enfermé, je déteste les ascenseurs ». Comme quoi, on peut aborder des courbes à 300 km/h et être effrayé par une inoffensive grosse boîte en fer. Une phobie partagée avec Enzo Ferrari d’ailleurs.

Sa dernière rencontre avec Prost

Tout le monde se souvient de l’appel lancé par Senna à son vieil « ami » Alain Prost par l’intermédiaire de la radio de sa Williams : « I miss you Alain ». Nous sommes à Imola en ce funeste week-end du 1er mai 1994 et Ayrton doit commenter un tour du circuit au volant, contrat entre TF1 et Renault oblige. La séquence est enregistrée durant les essais libres du vendredi et c’est l’un des monteurs de TF1 qui découvre la déclaration. Fraichement retraité de la F1, Prost commente les grands prix pour la chaîne française et écoute dans le camion-régie, amusé, la surprenante bande-son. Quel message le Brésilien voulait-il faire passer, en déclarant devant des millions de téléspectateurs que Prost lui manque ?

En réalité, les deux champions se parlent à nouveau depuis quelques mois. Senna téléphone de temps à autre à Prost, dont il vient de récupérer le volant, pour lui demander des infos sur sa nouvelle voiture ou sur l’équipe qu’il vient de rejoindre. Tout naturellement, Prost prévoit de passer voir son nouvel ami durant ce week-end pour comprendre -Senna ne faisant jamais rien par hasard- le sens de ce message. Mais un grand prix laisse finalement peu de temps libre aux différents acteurs et ce n’est que le dimanche midi qu’ils ont l’occasion de se rencontrer vraiment. Prost est invité à déjeuner sous l’auvent Williams, mais lorsqu’il arrive, Senna est en discussion avec Louis Schweitzer, le patron de Renault, à qui il explique les différentes fonctions de sa monoplace. Prost ne veut pas les déranger et s’installe à table. Le temps passe, Ayrton arrive, mais trop tard pour engager la vraie conversation qu’ils se devaient, la procédure de mise en grille étant imminente. Le Brésilien vient saluer le Français (aucune photo n’existe de cet instant) et ils se promettent de se retrouver après la course, dont on ne sait pas encore qu’elle sera l’une des pires de l’histoire de la Formule 1.

Son style de pilotage anti-mécanique

Gérard Ducarouge fait partie des ingénieurs qui ont le mieux connu le pilote Senna. Patron technique de Lotus dans les années 80, voiture qui a fait triompher Senna pour la première fois, il a partagé une complicité rare avec le Brésilien. A tel point qu’il ne veut plus s’exprimer sur le sujet aujourd’hui, tant sa douleur est grande d’avoir perdu plus qu’un ami. Il fut l’un des premiers à constater le style de pilotage totalement atypique du Brésilien au volant. Schématiquement, on peut considérer qu’il existe deux catégories de pilotes : ceux qui attaquent comme des bêtes et les stylistes. Dans la première catégorie, les plus célèbres sont Mansell, Villeneuve père et fils, Alonso, Hamilton… Dans la seconde, bien plus fournie en champions du monde, Prost, Lauda, Schumacher, Button, Vettel… Et Senna ? Arrivé en F1 à l’époque des turbos, il avait développé une technique de pilotage qui n’appartenait qu’à lui. En effet, à bas régimes, ces mécaniques n’avaient absolument rien dans le ventre et il fallait attendre un temps interminable entre le moment où le pilote écrasait la pédale et l’arrivée de la puissance. Senna, lui, faisait en sorte de conserver toujours le turbo en pression en donnant des grands coups de gaz dans les virages. Ce qu’un professeur qualifierait d’hérésie en termes d’efficacité, la voiture étant constamment en déséquilibre, du fait des transferts de masses entre l’avant et l’arrière selon que le pilote accélère ou décélère. La force de Senna sera de parvenir à conserver la voiture sur la piste, tout en maintenant une vitesse plus élevée que celle de ses adversaires, ainsi que la pression du turbo. Magique ? Oui, Magic même.

Son duel avec Brundle

Tout n’a pas été facile pour le jeune Ayrton Da Silva qui débutera en Formule Ford en Angleterre sous le nom de sa mère. S’il a globalement dominé les disciplines dans lesquelles il était engagé, il n’a pas non plus écrasé la concurrence comme a pu le faire Prost par exemple en son temps. Cette saison de Formule 3 1983 est cruciale pour le Brésilien, qui dispute le titre contre un très solide adversaire, le Britannique Martin Brundle. Avant la dernière course, les deux pilotes sont au coude-à-coude au classement et le vainqueur aura très certainement sa chance en Formule 1 la saison suivante tant ce championnat britannique de F3 est coté à l’époque. Finalement, les deux accéderont à la catégorie reine dès 1984, mais Senna se souviendra toujours des bagarres homériques que se livrèrent les deux jeunes garçons durant cette saison 1993. Le point culminant fut leur accident de Oulton Park, dont ils sortirent miraculeusement indemnes. Brundle ne réalisera pas la carrière qu’il méritait, mais l’un de ses plus grands regrets sera de ne pas avoir lié amitié avec Senna, dont le comportement humain restera pour lui, comme pour bien d’autres proches du Brésilien, assez complexe et pour tout dire mystérieux. Comme l’expliquera si bien Lionel Froissart dans son ouvrage*, Senna avait donné à son existence de pilote de grands prix une dimension théâtrale, shakespearienne, qui se terminera par la plus imprévisible des tragédies.

*Ayrton Senna, croisements d’une vie, chez Anne Carrière



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