« La voiture ça pue, ça pollue et ça rend con ». Tout bien considéré, la troisième partie de la formule chère aux écologistes ne recèlerait-elle pas un fond de vérité ? Les différents spécialistes en sécurité routière en semblent convaincus, et les études leur donnent, hélas, souvent bien raison.
La théorie est simple : «il existe deux sortes de Français : les à-pied et les en-voiture. Les à-pied exècrent les en-voiture et les en-voiture terrorisent les à-pied, les premiers passent instantanément dans le camp des seconds si on leur met un volant entre les mains. » Dès 1954, Pierre Daninos, dans Les Carnets du Major Thompson, avait parfaitement et avec légèreté résumé une situation toujours parfaitement actuelle. En effet, il semble s’opérer chez l’homme (oui, surtout l’homme) qui s’installe au volant un processus étrange qui le voit devenir agressif, irascible, capable des pires bassesses face à d’autres conducteurs qui ne sont plus considérés que comme des « ennemis ». Est ainsi considéré celui ou celle qui tarde à redémarrer au feu rouge, grille la priorité, accélère trop lentement, freine trop tôt ou trop tard, oublie son clignotant, etc. La liste ne saurait être exhaustive tant elle recèle de cas, parfois les plus surprenants et inattendus. Il suffit d’ailleurs de faire le test autour de soi : chacun dans son entourage dispose de l’exemple-type d’un homme réputé calme dans la vie et qui, une fois au volant, se mue en un personnage hargneux et vindicatif, et de fait méconnaissable. Et le problème, c’est que tout le monde est potentiellement concerné : « quatre à cinq ans après avoir obtenu son permis, chaque conducteur s’est construit son propre code de la route, avec ses tolérances personnelles, qui vont du stop « glissé » au feu orange devant lequel on accélère systématiquement, en passant bien sûr par des excès de vitesse ou l’ingestion excessive d’alcool », observe Jean-Marc Bailet, docteur en psychologie, spécialisé en conduite automobile (1), et ancien officier de gendarmerie. Toutefois, le phénomène est plus profond, ajoute Bailet : « le volant modifie la personnalité de chaque conducteur en fonction du type de véhicule utilisé – véhicule personnel ou professionnel – et des conditions du moment. Dès qu’il y a un passager, on s’expose à des remontrances et on fait plus attention. L’exemple le plus frappant, c’est quand on voyage avec des enfants, qui jouent souvent le rôle de « policiers » embarqués, ou qui ne manquent pas de faire valoir que votre conduite leur donne mal au cœur. Dans ce cas, on fait des efforts. Seul à bord, on se laisse aller davantage. » Par ailleurs, la position socioprofessionnelle joue un rôle déterminant. Bailet, encore : « L’exemple-type du fou du volant est le jeune ouvrier, très bridé dans son travail, et pour lequel la route devient un espace de liberté et d’expression, où il peut même doubler son patron.» Toutefois, l’automobile sert aussi d’exutoire au cadre qui squatte la file de gauche, prend des risques en roulant trop vite, ne supporte pas qu’on le ralentisse dans sa course et le fait savoir en collant le pare-choc du véhicule plus lent, pleins phares allumés. Une étude américaine, récemment menée par l’université de Berkeley, a d’ailleurs démontré que les riches prenaient plus de liberté avec le code de la route que les autres. Postés à un carrefour, ils ont commencé par observer les véhicules ne respectant pas la priorité, et ont ensuite relevé les situations dans lesquelles un piéton engagé se voit couper la route par une voiture. Les véhicules étaient classés en cinq catégories, des plus modestes (groupe 1) aux berlines de luxe (groupe 5). Ils ont ainsi constaté que près de 30 % des véhicules du groupe 5 forcent le passage aux voitures prioritaires, un taux quatre fois supérieur aux groupes 1 et 2, et trois fois supérieur aux groupes 3 et 4. Concernant les piétons, près de la moitié des voitures de luxe refusaient la priorité alors que la quasi-totalité des voitures des groupes 1 et 2 s’arrêtaient… « Non que les riches soient foncièrement mauvais, mais l’élévation dans l’échelle sociale -que l’on soit un humain ou un primate- implique le fait que vous soyez plus concentré sur vous-même », a euphémisé le responsable de l’étude.
Personne n’est épargné, donc. A ce propos, l’on savoure la comparaison formulée par Jean-Pascal Assailly, psychologue-chercheur à l’Ifsttar, laboratoire public de recherche automobile. « Imaginez la situation, hélas courante, où vous collez un véhicule en le klaxonnant, pleins phares allumés et insultant son conducteur. La sécurité routière considère ceci comme une infraction. Maintenant, imaginez que vous adoptiez la même attitude dans la rue, tendant le poing et hurlant derrière un passant trop lent à votre goût. Au-delà du ridicule de la situation, ce serait surtout une véritable et intolérable agression ! Donc oui, l’automobile modifie les comportements. La route et la voiture sont un des endroits où l’on se permet d’être violent car cela ne se voit pas, ou peu ».
Pour s’en convaincre, il suffit de se pencher sur les statistiques annuelles du permis à points : 6,3 millions d’infractions traitées, 10,2 millions de points retirés, 85 700 permis au solde de points nul. Des chiffres impressionnants, certes, mais parmi tous ces infractionnistes, combien de véritables délinquants ? Une part infime, bien évidemment, sachant que les fautes les plus courantes ne sont pas le fait de têtes brûlées. A l’inverse, « on verra des adeptes de sports extrêmes, qui risquent leur vie en pratiquant l’escalade ou le surf dans les grosses vagues, se muer en conducteurs tout à fait calmes et respectueux du code de la route. Eux ne cherchent pas de sensations fortes avec l’automobile, ils ont leur dose ailleurs. Par ailleurs, on peut être frappé par le nombre de gens qui surveillent leur niveau de cholestérol comme le lait sur le feu, mais roulent comme des fous sur la route » explique encore Assailly. Avec l’automobile se pose la question de l’agressivité : « la voiture, c’est la métaphore du mouton qui devient loup au volant. La voiture change l’homme, car c’est une formidable machine à nous faire régresser. Elle est confortable, accueillante, et on la considère souvent comme une seconde maison. Quelqu’un qui vous colle ou vous fait une queue de poisson, s’immisce de façon violente dans votre espace d’intimité, ce qui entraîne parfois des réactions violentes. Elle a l’effet pervers de nous couper du monde : en voiture, l’autre n’existe plus vraiment. » Ou alors pour justifier l’insécurité routière. Pour le jeune, le danger est représenté par le senior qui ne dispose plus de tous ses moyens. Pour ce dernier, le danger, c’est le conducteur inexpérimenté. Celui qui boit, lui, peste contre celui qui roule trop vite, tandis que l’énervé du champignon stigmatise ceux qui boivent. « On opère une sélection de l’infraction que l’on se permet, puis on juge que ce sont les autres types d’infraction qui sont dangereuses, afin de rejeter la responsabilité de l’insécurité routière sur des boucs émissaires », résume Assailly, citant la théorie du penseur et philosophe René Girard. Le danger, c’est les autres, jamais soi-même. Or, l’un des enjeux des stages de récupération de points, est justement de démontrer que « l’autre, c’est moi. » Ce qui n’est pas une mince affaire.
Mais alors, que faire ? Multiplier les radars ? Depuis l’implantation des cabines automatiques fin 2002, précédée pendant de longs mois d’une intense pression médiatique anti-vitesse, force est de constater la baisse quasi-mécanique de la mortalité routière (plus que divisée par deux depuis). Un système bête et méchant, toutefois : faut-il en déduire que l’automobiliste ne comprend pas autre chose que la répression ? Ou alors, inversement, faut-il pratiquer la politique de la récompense ? Une récente étude menée aux Etats-Unis par la NHTSA, équivalent de notre Sécurité routière, a démontré qu’une récompense financière influait sur le comportement des automobilistes : des groupes de volontaires devaient respecter les limitations de vitesse pendant une semaine, un « GPS-mouchard » installé à bord. Au terme de la période, ceux qui avaient respecté les limitations recevaient une récompense de 25 dollars, alors que chaque infraction était sanctionnée par la perte de quelques centimes sur cette somme. Si elle n’a pas fourni de résultats chiffrés, la NHTSA a dit constater une réelle efficacité de ce système. Après le bâton, la carotte achèvera-t-elle de calmer les derniers énervés de la conduite ? Dans tous les cas, ni l’un ni l’autre ne sont satisfaisants d’un point de vue pédagogique. Pour Jean-Marc Bailet, le docteur en psychologie cité plus haut, la clé réside dans la gestion du stress (1): « en voiture, il faut savoir dire pardon, s’excuser quand on commet une faute, être indulgent avec autrui, avoir le sourire. J’encourage à pratiquer la respiration abdominale et à réfléchir sur son rapport à l’automobile et à autrui. Chacun peut s’améliorer à condition de le vouloir, j’ai pu le constater à travers de nombreux exemples concrets ». Simple, évident, et pourtant… En attendant que chacun puisse bénéficier des vertus de cette auto-méditation, il semble que l’automobile rend – souvent – bel et bien con. Et le reconnaître apparaît comme un premier pas vers l’amélioration. Sur ce, je vous laisse, car mon voisin a rayé mon pare-chocs en se garant, et je pars lui crever les pneus en guise de représailles.
Le con, c’est toujours l’autre…
Tout l’enjeu des stages de récupération de points est de faire comprendre qu’au volant, « l’autre c’est moi », car de là découle une remise en question de sa propre attitude sur la route. Toutefois, notre sondage Car Life/Harris Interactive démontre que le chemin est encore long entre vertu autoproclamée et réalité des faits.
OUI | NON | |
Respectez-vous toujours les limitations de vitesse ? | 52,8% | 47,2% |
Avez-vous déjà pris le volant en état d’alcoolémie (au-delà du seuil des 0,5 g/l imposé par le code de la route) ? | 18,7% | 81,3% |
Vous êtes-vous déjà garé sur une place « handicapé » ? | 10,1% | 89,9% |
Pensez-vous être un bon conducteur ? | 91,3% | 8,7% |
Pensez-vous que les gens conduisent bien sur la route ? | 4,4% | 95,6% |
Vitesse
Avec plus de 4 milllions d’excès de vitesse sanctionnés par an en 2010 – soit 79 % des infractions entraînant un retrait de points -, les français ont clairement le pied lourd. Du coup, difficile d’accorder un grand crédit à cette majorité qui déclare toujours respecter les limitations en vigueur.
Alcoolémie
Une personne sur cinq a ici le mérite de la franchise. Quoi qu’il en soit, et même si les réponses sont probablement un peu en-deçà de la réalité, les statistiques confirment la baisse de la conduite sous l’emprise d’un état alcoolique : 2,64% des infractions l’an dernier, contre 8% en 2002 où les contrôles étaient pourtant nettement moins nombreux. N’en demeure pas moins que Le taux d’implication de l’alcool dans la mortalité routière ne fait qu’augmenter.
Civisme.
Le fait de stationner sur une place réservée aux personnes handicapées représente le comble de l’incivisme. Dans ces conditions, le fait que 10% des sondés répondent par la positive a de quoi étonner… mais s’avère parfaitement crédible. En effet, sur 7,5 millions d’infractions au stationnement constatées en 2010, « seulement » 154 000 portaient sur le stationnement sur les places handicapé, soit un rapport de 1 à 48. C’est encore bien trop, malgré tout.
Auto-satisfaction.
Logiquement, 9 conducteurs sur 10 s’estiment bons conducteurs (à part égale chez les hommes et les femmes). Il n’y a là pas de mensonge, certes… Mais pour autant, diriez-vous que 90% des gens qui partagent la route avec vous conduisent bien ? Là aussi, la réponse est sans équivoque; il y a donc forcément 90% des gens qui se trompent sur l’une de leur deux réponses. Sur le seul respect des distances de sécurité, les pouvoirs publics précisent que le taux d’infraction ambiant dépasse toujours 50%. Quant au téléphone au volant, c’est terrible : partant de la statistique officielle de 2% d’automobilistes en train de téléphoner au volant en moyenne dans la circulation, les pouvoirs publics estiment que cela représente une moyenne de 0,02 x 12 240 (km annuel moyen) = 245 km parcourus au téléphone par l’automobiliste moyen sur l’année (soit par an 3 h cumulées de conversation tout en conduisant.