Connaître le futur ? Pour ce qui est de la mobilité, rien de plus simple : installez autour d’une table Bertrand Piccard et Luc Ferry durant deux heures, et vous saurez comment se déplaceront autos et avions dans les cinquante prochaines années. Fascinante rencontre.
Curieusement, pour quelqu’un qui passe sa vie à imaginer les engins volants les plus fous et les plus innovants, Bertrand Piccard nous rejoints en… train, depuis sa Suisse natale, à la gare de Lyon. Et au restaurant le plus classique qui soit, Le Train Bleu. L’homme qui a survolé océans et continents sans la moindre énergie fossile à plusieurs reprises, est également ambassadeur Hyundai qui est à l’origine de cet entretien durant lequel le scientifique doit débattre avec notre philosophe-pilote préféré, Luc Ferry. Les deux se connaissent évidemment, pour avoir déjà animé quelques conférences sur les énergies du futur, et démontrent à cette occasion que parler d’environnement n’est pas forcément une punition, et peut même s’avérer très plaisant.
Paul Belmondo : Tu as passé ton enfance aux côtés des astronautes de la NASA en Floride et quand on voit ton parcours d’aventurier ensuite, et celui de ton père et de ton grand-père, on est un peu étonné que tu ais fait médecine plutôt que des études d’ingénieur. Car ton premier métier est psychiatre.
Bertrand Piccard : Tu sais, si j’étais ingénieur, j’aurais su que Solar Impulse, c’était impossible. Moi j’ai toujours été passionné par le côté humain de l’aventure. Ce que je trouvais fantastique quand j’étais en Floride dans les années soixante à soixante-dix, c’était de rencontrer les astronautes des programmes Mercury et Gemini et de voir comment ils fonctionnaient. Voir quelle était leur passion, voir quelle était leur motivation, quel était leur rêve. Je me suis toujours dit que, savoir comment la fusée marchait, ne m’intéressait pas plus que ça. Laissons ça aux ingénieurs.
Paul Belmondo : Tu es pourtant associé aux deux aspects de l’aventure. C’est dans ton cerveau que naît l’idée de Solar Impulse par exemple, et ensuite, c’est toi qui le pilote. Personne ne fait ça !
Bertrand Piccard : J’ai toujours vu mon père qui était très impliqué dans le côté technologique de ses sous-marins. Moi, ce qui me passionnait, c’est ce qu’il en faisait. C’est le fait que la plongée à 11 000 mètres dans la fosse de Mariannes a changé la vision écologique des océans : quand il a trouvé un poisson à 11 000 m de profondeur, ça a donné le signal qu’il ne fallait plus jeter le moindre déchet à la mer. Quand mon grand-père est monté dans la stratosphère, c’était le message qu’un humain pouvait vivre dans une cabine pressurisée de haute altitude, qu’on pouvait consommer moins de carburant et qu’on pouvait voler plus vite parce que l’air était raréfié.
Paul Belmondo : Solar Impulse partait quand même d’un point de vue technologique. Tout le monde peut dire, « je veux faire voler un avion solaire », le challenge, c’est trouver les solutions pour le faire voler.
Bertrand Piccard : Oui, c’était mon concept, mais s’il faisait 72 m d’envergure, 80 ou 60, pour moi ce n’était pas important. Quelles étaient le type de batteries, ce n’était pas important. Quel était le type de matériau… Pourvu que cet avion soit capable de voler jour et nuit sans carburant et faire un tour du monde. Ensuite, c’est quand le vol se termine que le vrai défi commence. Utiliser toutes ces technologies pour des énergies renouvelables, pour de l’efficience énergétique, des masses plus légères, pour une mobilité plus propre, pour la société en générale. C’est pour cela que je suis à fond dans la recherche des solutions pour protéger l’environnement de façon rentable. Et d’ailleurs, André mon associé qui est ingénieur est resté ingénieur. Il a créé une start-up pour électrifier les moteurs d’avion et moi je suis dans le côté psy. Parce ce que refaire ce qu’avait fait mon père et ce qu’avait fait mon grand-père, c’était une prison pour moi. C’était les attentes du public pour que je sois meilleur, en tous cas aussi bon. Et là, je pense qu’on va se rejoindre Paul : j’ai toujours entendu « ton grand-père a fait ci, ton père a fait ça, et toi tu fais quoi ? » Et quand je disais « je fais médecine », on me disait que je perdais mon temps alors que je pourrais poursuivre les traditions familiales. En réalité, j’ai poursuivi les traditions familiales, mais par un autre biais, qui est beaucoup plus du vécu, qui est le côté humain de l’aventure. Tu comprends ça, forcément ?
Paul Belmondo : C’est vrai que c’est très commun. Mon grand-père et mon père étaient des artistes et j’ai pris une la voie du sport automobile par passion. Même si aujourd’hui je reviens, avec les documentaires et le théâtre, à des choses plus artistiques, des traditions plus familiales. Je pense qu’on revient toujours à ses racines.
Bertrand Piccard : On y revient avec un autre angle, par son propre biais, on n’y revient pas en copiant.
Luc Ferry nous rejoint, pour une fois sans cravate…habillé en cuir
Bertrand Piccard : Tu as mis la veste de pilote d’avion ?!
Luc Ferry : Oui, celle avec le tigre dans le dos ! Ravi de te revoir. J’ai regardé ta bio en arrivant, je ne savais pas que tu avais été champion d’Europe de deltaplane.
Bertrand Piccard : Oui, mon prof de gym m’ayant certifié que j’étais un infirme moteur-cérébral, je me suis dit qu’il fallait quand même montrer que j’arrive à faire quelque chose de mes mains.
Luc Ferry : Moi aussi il m’a dit la même chose mais c’était vrai !!
Paul Belmondo : C’est faux, Luc conduit à merveille les voitures de course. Vous vous connaissez déjà ?
Luc Ferry : Oui, nous avons déjà donné des conférences ensemble. D’ailleurs, dans ta bio, il est écrit comme métier conférencier, tu n’es plus psy ?
Bertrand Piccard : J’ai fait vingt ans de thérapies avec une centaine de patients quand même, mais je ne pratique plus. Je me finance avec mon métier de conférencier et tout le reste je le fais bénévolement pour la Fondation Solar Impulse. Ce sont des partenaires qui paient une cotisation annuelle pour faire tourner la fondation.
Paul Belmondo : Jamais de politique ?
Bertrand Piccard : Non, ce sont des entreprises. Toute la fondation tourne avec des sponsors. Pour nommer les français, il y a Engie, BNP Parisbas, Soprema, Air Liquide.
Luc Ferry : J’ai vu que tu préparais la COP 24 à Katowice
Bertrand Piccard : On présente 1 000 solutions pour préserver l’environnement de façon rentable.
Luc Ferry : Ca m’intéresse au plus haut point, j’aimerais que tu me racontes ça.
Bertrand Piccard : Je pense qu’il faut sortir du côté purement environnemental, pour parler le langage de ceux qu’on veut convaincre. Il faut parler le langage financier, il faut parler le langage industriel.
Luc Ferry : L’écologie est vitale, mais la grande erreur des écologistes, c’est la décroissance. Ce qui m’intéresse dans ta vision de l’écologie, c’est l’innovation, sortir par le haut, pas la décroissance ou même la croissance zéro. Et ça, c’est le vrai grand projet du siècle.
Bertrand Piccard : La croissance propre, c’est exactement cela. Plus que tout, c’est remplacer tout ce qui pollue et qui est inefficient par quelque chose d’efficient et qui est plus propre. Donc, au lieu d’interdire ou de supprimer, ça permet les voitures, ça permet des maisons, ça permet l’industrie, ça permet tout.
Luc Ferry : Tu sais, j’ai essayé la nouvelle Tesla en Suisse justement. Je suis convaincu que l’avenir, c’est la voiture propre autopilotée. Le seul problème sera la question des métaux rares. Il y a un livre formidable de Guillaume Pitron La guerre des métaux rares. Toutes les batteries fonctionnent avec ces métaux rares qui sont produits à 95% en Chine. Donc, il met le doigt sur le vrai problème. Carlos Tavares, le patron de PSA a dit aux pouvoirs publics : « aucun problème pour fabriquer des voitures électriques, commercialement et techniquement on sait faire, mais sur le plan écologique, vous ne voyez pas que c’est une catastrophe en termes de métaux rares parce qu’on ne les a pas. »
Bertrand Piccard : Moi j’ai l’impression qu’il vaut mieux une pollution locale, là où l’on extrait des métaux rares, qui peut être circonscrite, plutôt qu’une pollution globale mondiale, de CO2, d’émissions de particules etc., qui tue 7 millions de personnes par année.
Luc Ferry : Dans son livre, il y a un chapitre sur les villages du cancer et en fait, là où ils extraient les métaux rares, c’est beaucoup plus polluant que les gaz de schiste, ça produit des effets absolument dévastateurs. C’est pour cette horrible raison que l’on a délocalisé en Chine.
Bertrand Piccard : Bien sûr, c’est le début, cela doit être régulé, encadré.
Luc Ferry : Vous n’avez pas commencé à déjeuner, mais dis-moi, tu es obligé de garder la ligne pour ne pas charger ton avion. Tu es à un kilo près j’imagine. Comment t’entraînes-tu d’ailleurs ?
Bertrand Piccard : Je fais attention, ¾ d’heure de sport tous les matins, des étirements et pas de sucre, jamais de dessert.
Luc Ferry : Evidemment, le plus en forme de nous trois, c’est Paul qui fait des triathlons. Et la gestion du risque quand tu es là-haut ?
Bertrand Piccard : J’utilise beaucoup des techniques de yoga et de respiration. La base de tout, c’est que quand on est en dehors de ses zones de confort et de référence, on a des ressources incroyables à l’intérieur de soi que l’on n’utilise pas quand on est dans sa routine et dans ses habitudes. On nous apprend que si on ne dort pas assez, on est fatigué, mais le dernier vol que j’ai fait entre l’Egypte et Abu Dhabi fait trois nuits, j’ai dormi 45 minutes par nuit et chaque fois en trois ou quatre tranches. Et il faut être totalement prêt pour tous les problèmes potentiels. On avait appris à sauter en parachute, se dégrafer dans l’eau, monter dans un canot de sauvetage. Si on n’apprend pas à monter dans un canot de sauvetage, on meurt avec le canot à côté : c’est très compliqué ! Une fois que cela est acquis, le reste n’est que de la préparation mentale. Visualisation, comment ne pas paniquer quand on est face à une situation imprévue. Pour ça, on nous avait immergé dans une cabine d’hélicoptère la tête en bas, sous l’eau, sanglé, et on devait apprendre à se dégrafer, déverrouiller la porte et sortir tout seul. Je pense que c’est la même chose pour toi en compétition Paul.
Paul Belmondo : Pas tant que ça en fait, on n’est pas très préparé. Quand on fait son premier tonneau et que l’on reste la tête en bas, on est surpris de prendre un deuxième choc quand on dégrafe son harnais et qu’on tombe sur le casque. Moi j’ai fait mon premier tonneau très tard, à la fin de ma carrière. Il n’y a pas d’âge pour débuter !
Luc Ferry : Tu as vu qu’il y a des voitures autonomes de niveau 5 qui s’approche de la performance du champion sur un tour de circuit.
Paul Belmondo : Oui, mais d’après vous, est-ce que les gens sont vraiment prêts à laisser le volant sur la route ?
Luc Ferry : Les avantages sont tellement énormes. Sur la route on ne s’amuse plus de toute façon. Regarde les résultats que cela produirait : plus d’accident de la route. De 3 600 morts et 100 000 blessés graves, on passerait à 0 ou presque. Une prime d’assurance qui coûterait trois fois rien, plus de problème de parking, les voitures iraient se garer toutes seules. Les gens qui adorent s’amuser comme nous iront conduire sur les pistes. Regarde, les jeunes urbains s’en fichent complètement, ils ne passent même plus leur permis.
Bertrand Piccard : Moi j’adore conduire, j’ai toujours aimé conduire, mais mon plaisir s’est déplacé. J’adore la concentration, ce côté très méditatif, la lutte contre moi-même pour consommer moins. Et recharger sa batterie le plus souvent, possible, en anticipant, même sur l’autoroute, sur les routes de montagnes. Quand j’essaie de battre mon record de distance avec une seule charge, c’est aussi du pilotage. Ca m’amuse en tout cas. En compétition, c’est la même chose, je suis un adepte de la Formula E. Je l’ai conduite d’ailleurs, à Spa.
Paul Belmondo : C’est quand même en Formule 1 qu’on trouve encore la plus grande technologie, les matériaux les plus sophistiqués. La compétition a grandement contribué au développement de l’aérodynamique et du carbone. On voit que cela s’applique de plus en plus à la série maintenant.
Bertrand Piccard : Oui, mais en même temps, il y a moins de suspens. J’adorais la Formule 1 quand il y avait dix leaders différents dans une course. Maintenant il ne se passe plus rien.
Paul Belmondo : C’est justement dû en partie à la technologie. Aujourd’hui, les voitures ne cassent plus, il y a des assistances partout, justement pour supprimer l’imprévu. Et ce que les spectateurs attendent, c’est l’imprévu, c’est ça qui fait le spectacle. La techno tue le spectacle. Autrefois, le moteur chauffait, les pièces s’usaient, il fallait gérer tout ça.
Luc Ferry : En quoi roules-tu tous les jours ?
Bertrand Piccard : En Hyundai Ioniq. Je suis ambassadeur pour la marque, mais je choisi comme partenaires ceux dont j’achèterais les produits de toute façon si je n’étais pas ambassadeur. C’est la même chose pour Breitling. Ca doit être terrible d’être ambassadeur d’un produit que tu n’aimes pas. Hyundai est à la pointe de la techno et vient de sortir une voiture à hydrogène.
Luc Ferry : Ah ça, c’est sûr, c’est l’avenir.
Bertrand Piccard : Oui, mais il y a un gros travail d’information à faire. Les gens croient qu’on brûle l’hydrogène dans un moteur thermique. En fait, c’est l’hydrogène qu’on met dans une pile à combustible pour activer un moteur électrique. Donc, ça reste très efficient.
Luc Ferry : Ce que prépare Elon Musk, c’est la colonisation de mars en 2025. Parce que c’est un transhumaniste et qu’il pense, à mon avis à juste titre, que l’augmentation de la longévité humaine va susciter très rapidement des problèmes démographiques majeurs. De toute façon, même sans le transhumanisme, on a de plus en plus de centenaires, et on aura donc un problème démographique. Avec l’idée d’installer assez rapidement sur mars un million de personnes. Tout cela est fascinant. Ce qui est intéressant dans le projet de notre ami Bertrand, c’est qu’il sous-tend une vision de l’écologie qui est encore très nouvelle et la plus prometteuse : il associe le risque, l’innovation et le progrès, au lieu de faire une écologie de la punition. C’est pour cela que ça m’intéresserait beaucoup de savoir ce que tu vas faire avec la COP 24 et ce que tu vas leur raconter.
Bertrand Piccard : Au début des COP, il n’y avait pas de solutions, il n’y avait que des problèmes. Aujourd’hui, il y a des solutions, mais tout le monde croit qu’elles sont chères et qu’on ne pourra pas les appliquer parce qu’il n’y a pas les moyens financiers pour y arriver. Ce que je veux montrer, c’est que la plupart des solutions existent aujourd’hui et que la plupart sont rentables. Nous sommes en train d’imaginer 1 000 solutions qui protègent l’environnement, on les fait analyser par des experts indépendants et on met en œuvre celles qui sont considérées comme rentables en termes de création d’emplois, de profits industriels et de rentabilité pour l’utilisateur. Je veux vraiment ensuite aller faire le tour des chefs d’état, des COP, des gouvernements, des institutions, des grandes entreprises, et leur dire : voilà la réalité de ce que la technologie permet, alors arrêtez de repousser toujours le problème à plus tard. Vous pouvez déjà faire ça, c’est rentable, c’est plus efficient, ça protège l’environnement, ça protège des ressources naturelles, ça améliore la qualité de vie, ça améliore la santé, et ça crée des emplois.
Luc Ferry : Est-ce que tu peux nous donner des exemples ?
Bertrand Piccard : On agit sur cinq des buts de développement des Nations Unis : l’eau, l’énergie, les villes, l’industrie et la production responsable dans l’agriculture. Dans l’eau, il y a des starts up qui sont membres de notre alliance, qui ont des systèmes pour désaliniser l’eau avec de l’énergie solaire, ce qui ne se faisait pas jusqu’à maintenant car on n’arrivait pas à faire des processus d’osmose avec des courants qui étaient variable en intensité. Ils arrivent à purifier l’eau avec des micro-courants électriques. A utiliser l’eau pour l’agriculture de manière beaucoup plus économe en limitant son évaporation. Comment économiser sur l’air conditionné. Dans les processus industriels, c’est inouï. Aujourd’hui, un tiers de l’électricité consommée dans le monde l’est pour les moteurs électriques industriels : les grues, les tours, etc. Il y a des moteurs électriques qui ont 60% d’efficience en plus. Vous vous rendez compte, cela veut dire qu’on peut économiser presque 20% d’électricité uniquement en mettant des normes, un cadre légal ! Aujourd’hui, tout le monde se fiche de savoir ce que consomme un moteur de grue, même l’entrepreneur. On peut mettre autant de CO2 dans l’atmosphère, donc moins d’innovation, donc moins de croissance, moins d’emplois. Car évidemment, l’entrepreneur pourrait mettre ces 20% d’économie dans la croissance. On n’investit pas assez dans les nouvelles technologies. Il ne sert à rien de lutter contre celui qui produit du kérozène, ça ne sert à rien c’est son boulot. Ce qu’il faut, c’est un cadre légal qui l’incite à travailler sur les énergies renouvelables grâce aux nouvelles technologies.
Paul Belmondo : Donc, la posture des écologistes qui consiste à dire « soyez sympas, soyez citoyens, ne polluez pas » ça ne suffit pas ?
Luc Ferry : Bien sûr que non. Il faut que ce soit économiquement viable, sinon ça ne marche pas.
Paul Belmondo : Et viable pour l’état aussi, qui n’a pas intérêt à ce que les voitures thermiques ne disparaissent trop vite. Aujourd’hui, la TIPP représente plus de vingt milliards de recettes fiscales en France. Demain, si toutes les voitures roulent à l’électricité, recettes zéro pour l’état, ça ne passera jamais.
Bertrand Piccard : C’est là où les batteries se font des ennemis et où l’hydrogène pour les piles à combustible se fait des amis, y compris au niveau des gouvernements. Car on peut taxer facilement l’hydrogène et on peut faire fabriquer l’hydrogène par des sociétés pétrolières. Donc l’état sera content et les pétroliers seront contents. C’est ce que fait déjà Engie.
Luc Ferry : L’autre grand chantier est l’écologie circulaire. Günter Pauli a écrit « la nature n’a pas de poubelles ». On recycle seulement 15 à 20% des cartons. Pour moi c’est peut-être le plus grand enjeu d’avenir. Tu as un programme là-dessus ? Quand on parle de déchets, ça ne veut rien dire, c’est comme quand on parle de nuisible à un biologiste : du point de vue de la biodiversité, un nuisible, ça n’existe pas. De la même manière, pour un vrai écologiste circulaire, il n’y a pas de déchets, ça n’existe pas.
Bertrand Piccard : C’est là que la batterie électrique a sa nouvelle vie. Quand la batterie d’une voiture a perdu 10% de sa capacité, il ne faut surtout pas la recycler tout de suite, il faut la mettre dans un sous-sol de maison, d’immeuble ou d’usine, pour pouvoir stocker l’énergie quand elle est abondante et l’utiliser quand elle est rare et quand elle est chère. Couper les pics de consommations.
Paul Belmondo : Que penses-tu des positions de Nicolas Hulot ?
Bertrand Piccard : Nicolas Hulot, je le mets au-dessus du lot -pardon pour le jeu de mot. C’est quelqu’un qui n’est pas un fanatique, qui n’est pas politisé dans un parti et je pense qu’il a eu raison de prendre ce poste de ministre de l’Ecologie dans ce gouvernement-là, qui essaie de sortir du clivage gauche-droite, Nicolas est à la bonne place au bon moment et j’espère qu’il va gagner le plus de combats possibles. Parce qu’on ne peut pas tous les gagner, il y a des compromis à faire et ça va mettre un certain temps. Mais vous savez, les écologistes devraient être répartis dans tous les partis plutôt que de former un parti. On ne peut pas cliver pour protéger l’environnement, on ne peut pas monter les gens les uns contre les autres, on ne peut pas avoir d’un côté les bons qui sont en faveur de l’environnement et de l’autre les mauvais qui font de l’industrie et de la finance, ce n’est pas possible.
Paul Belmondo : Tu n’as pas l’impression qu’il y a quelque chose qui coince dans son équation : fin du nucléaire, fin des centrales à charbon évidemment et que des voitures électriques. Mais qui va produire cette nouvelle demande en électricité ?
Bertrand Piccard : Il faut une vision systémique. On voit que la voiture électrique, ce n’est pas seulement de la mobilité, c’est de l’amélioration de la santé publique. C’est moins de cancers du poumon, de crise d’asthme et de bronchites chroniques pour la population des villes. Donc, quand on parle des chargeurs électriques, il faut les financer en partie avec les économies réalisées sur la santé publique. La deuxième chose, si tout le parc automobile français était composé de voitures électriques, ça consommerait la moitié de ce que consomment les chauffages français. Les radiateurs électriques ont un rendement lamentable, quatre fois moins bon qu’une pompe à chaleur avec des sondes géothermique. Par conséquent, si on transforme (et c’est ça la croissance propre) le système de chauffage en France en mettant des pompes à chaleur plutôt que des radiateurs électriques, ça dégage quatre fois plus d’électricité, dont la moitié peut être utilisée par les voitures électriques. Et il reste du rab !
Paul Belmondo : On parle tous les jours des énergies alternatives pour la mobilité terrestre, mais très peu de l’aérien. Comment voleront les avions après les énergies fossiles ?
Bertrand Piccard : L’aviation, c’est seulement 3% de la consommation énergétique du monde. Par contre, comme c’est en altitude, ça fait 5% de l’effet de serre. Aujourd’hui, c’est presque moins que les data centers. L’aviation va évoluer, mais on parle tout de suite de vols transatlantiques et transpacifiques, uniquement solaires ou électriques. Il faut aller pas à pas. L’aviation a mis cent ans pour atteindre le stade où elle en est aujourd’hui. La première étape, c’est l’aviation de plaisance. Je pense que dans un ou deux ans, les avions d’aéro-club peuvent être électrifiés. L’étape suivante, dans moins de dix ans, les cours courriers électriques de cinquante places. J’ai toujours été favorable au moteur électrique car il est bien plus efficient qu’un moteur thermique : 97% de rendement contre 27%. Il est plus facile à utiliser, il y a moins de maintenance, il est moins cher. Les avions n’emporteront pas de panneaux solaires sur les ailes, du moins pas tout de suite, ce seront des batteries chargées au sol avec des panneaux solaires au sol, ou de l’éolien, ou de l’hydrogène.
Paul Belmondo : La solution intermédiaire ne serait pas l’hybride, comme pour les voitures ?
Bertrand Piccard : Ca dépend ce qu’on appelle l’hybride, mais si c’est comme sur les voitures, un moteur à combustion + un moteur électrique, on surcharge l’avion encore plus.
Paul Belmondo : Et pour les longs courriers ?
Bertrand Piccard : Pour les longs vols, transatlantiques, ça restera longtemps au kérosène, ou au bio carburant, mais il faut arriver à le produire. Ce que j’imagine pour les très longs courriers, c’est le vol suborbital. Paris-Sydney en 1H30 : décollage, 10 minutes après on est à 80 km d’altitude, on coupe le moteur et on est en apesanteur.
Paul Belmondo : A quel horizon ?
Bertrand Piccard : Quand on voudra. Le problème est qu’actuellement, personne ne travaille là-dessus, mais je pense que c’est plus intéressant de travailler sur ce genre de projet que sur un nouvel avion supersonique. Parce que trois heures sur New-York, ce n’est pas très important. Par contre, gagner vingt heures sur Sydney, ça c’est super intéressant.
Bertrand Piccard express
Psychiatre – Conférencier – Scientifique – Aventurier
1958 Naissance à Lausanne (fils de l’océanographe Jacques Piccard et petit-fils du physicien Auguste Piccard)
1980 Etudes de médecine, devient psychiatre
1985 Champion d’Europe de deltaplane
1992 Vainqueur de la première course transatlantique en ballon
1997 Première tentative de tour du monde en ballon sans escale (Breitling Orbiter)
1999 Premier tour du monde en ballon sans escale réussi (Breitling Orbiter III)
2015-2016 Premier tour du monde en avion solaire (Solar Impulse)
2017 Création de « L’Alliance mondiale des solutions efficientes »
2018 Présentation de «1 000 solutions rentables pour protéger l’environnement » lors de la COP 24 à Katowice (Pologne)